critique &
création culturelle
Bitch Planet
Satire du sexisme ordinaire

Qu’est-ce que c’est, une dystopie ? Pour répondre à cette question, une bande de rédacteurs Karoo ont choisi quelques œuvres représentatives, toutes disciplines confondues, qui vous sont peut-être méconnues mais qui ont particulièrement retenu leur attention. Adrien Corbeel s’est penché sur une toute nouvelle série de comics,

Qu’est-ce que c’est, une dystopie ? Pour répondre à cette question, une bande de rédacteurs Karoo ont choisi quelques œuvres représentatives, toutes disciplines confondues, qui vous sont peut-être méconnues mais qui ont particulièrement retenu leur attention. Adrien Corbeel s’est penché sur une toute nouvelle série de comics,

Bitch Planet

.

Dans Bitch Planet , nouvelle série de comics scénarisée par Kelly Sue DeConnick et dessinée par Valentine De Landro, le bonheur n’est acquis pour personne, mais la satisfaction et la liberté d’une partie de la population sont indéniablement privilégiées au détriment des droits des autres. Imaginant un monde dans lequel tout est axé sur les hommes (précisons : hétérosexuels et cisgenres), Bitch Planet nous livre une vision cauchemardesque de notre société patriarcale. Les femmes, soumises à d’impossibles canons de beauté – la jeunesse éternelle semble être un prérequis – et forcées de se cantonner dans des rôles stéréotypés, en sont évidemment les premières victimes. La docilité n’est pas simplement une attitude que le système encourage, mais un état à adopter si elles désirent survivre.

Celles qui s’y refusent (volontairement ou involontairement) sont classées comme non-conformistes, une sentence qui condamne des actes aussi variés que le meurtre, l’obésité ou la « séduction et déception » (!). Dès lors qu’elles sont jugées coupables d’un de ces crimes, ces femmes sont envoyées dans une prison qu’on appelle officieusement Bitch Planet : un satellite de la Terre où les conditions de vie feraient passer le pénitencier d’ Orange is the New Black pour un centre de vacances. Les gardes sont meurtriers, le bourrage de crâne constant et l’espoir d’échappatoire égal à zéro. Mais qu’elles se trouvent dehors ou dedans, la situation de ces femmes n’est pas bien différente. Elles vivent dans une société qui tente continuellement de les abaisser au rang d’objets.

Le récit de Bitch Planet n’est cependant pas celui de leur soumission, mais de leur résistance, et se concentre donc sur quelques personnages qui n’ont pas la moindre intention de courber l’échine. Kamau Kogo, une athlète au passé mystérieux, fait office de chef, autour de laquelle gravitent quelques esprits rebelles, comme Penny, une pâtissière qui malgré un physique que beaucoup considèrent comme affreux (et n’hésitent pas à l’exprimer de vive voix), se sent bien dans sa peau, ou encore Meiko, une violoniste avec une connaissance approfondie de leur geôle. Leur destin particulier devient le centre d’attention lorsque le système pénitentiaire les pousse, avec la vague promesse de voir leur peine réduite, à participer au « Megaton », une compétition de sport ultra-violente.

L’objectif pas vraiment dissimulé derrière cette offre est de tirer profit de ces éléments « nuisibles » de la société en satisfaisant les masses par une démonstration sportive sanglante. On reconnaît bien là un des grands classiques des œuvres dystopiques, visité par des films comme Rollerball ou The Running Man : le spectacle sportif comme cristallisation des enjeux d’une société malade. Dès lors qu’elles acceptent de participer au tournoi, les prisonnières de Bitch Planet font face à un système qui n’a jamais été en leur faveur et n’a aucune intention de les laisser gagner, pas même à un sport, et leurs tortionnaires sont prêts à modifier les règles de celui-ci pour leur voler la victoire. Ce qui n’empêche pas ces femmes non-conformistes de continuer à se battre.

De par son cadre carcéral, le comics évoquera à certain.e.s les films de « femmes en prison » comme The Big Bird Cage . Cela n’a rien d’anodin. Ces films, qui mettaient en scène des prisonnières triomphant de leur enfermement, font partie des inspirations principales pour les auteurs de Bitch Planet , qui leur empruntent plusieurs de leurs codes : une prisonnière qui clame son innocence à qui veut bien l’entendre, un rituel de bienvenue dégradant , des scènes de voyeurisme, etc.

Mais cette influence est à double tranchant, puisque ces longs métrages avaient également pour fâcheuses habitudes de soumettre les corps de leurs héroïnes (souvent dénudées) à l’objectification sexuelle de la caméra. S’inspirer de ce cinéma d’exploitation sans tomber dans l’exploitation est donc un des enjeux esthétiques principaux de Bitch Planet , et Deconinck et De Landro s’en tirent admirablement bien. Leur approche visuelle privilégie le réalisme et la variété des corps, tout comme elle dénote une volonté de ne pas représenter la nudité de leurs héroïnes comme un objet de plaisir sexuel destiné à l’homme. On notera à cet égard les fausses publicités présentes à chaque fin de chapitre qui, sous l’aspect de vieux encarts publicitaires, tournent férocement en dérision la dictature des corps.

Extrait de « Bitch Planet ».

Les multiples dénonciations formulées par cette bande dessinée ne sont pas toujours subtiles, mais faire dans la dentelle n’est certainement pas son intention. Bitch Planet est une satire du sexisme ordinaire comme de la misogynie la plus outrancière ; c’est une œuvre punk qui a fermement l’intention de remettre en cause nos attitudes trop souvent banalisées, et de nous mettre face à un futur trop similaire à notre présent.

Même si le bonheur d’une partie de la population est effectivement possible dans une telle société (indice : celui des hommes), Bitch Planet nous rappelle qu’un système basé sur l’oppression et la misogynie déshumanise tout le monde. Hommes comme femmes, oppresseurs comme oppressés, bénéficiaires comme victimes, tout le monde court le risque de perdre son âme lorsque tant de cruauté et d’injustice sont encouragées. Quoi de plus terrifiant comme dystopie ?

Même rédacteur·ice :

The Handmaid’s Tale (la Servante écarlate)
Une série de Bruce Miller
D’après le roman The Handmaid’s Tale de Margaret Atwood (1985)
Avec Elisabeth Moss, Joseph Fiennes, Yvonne Strahovski, Ann Dowd
HULU, 2017
10 épisodes de 42 minutes

Voir aussi...