critique &
création culturelle
Écume
De quoi la mer est-elle encore l’allégorie ?

Le nouveau roman de Véronique Bergen paru chez Onlit éditions, Écume , réinterprète l’histoire bien connue de Moby-Dick dans un récit empreint de désillusions modernes face à l’anthropocène.

Quatrième roman chez Onlit de l’autrice, philosophe et essayiste Véronique Bergen, mais dernier d’une très longue liste si l’on observe sa bibliographie entière, Écume est un roman revisitant l’univers de Herman Melville au rythme d’images effrénées des enjeux du XXI e siècle. Le lectorat est bringuebalé au fil des flots, avec des allers-retours, des rencontres, des ruptures et des retrouvailles entre deux personnages, deux symboles. Ismaël, héros melvillien sorti des pages de Moby-Dick pour voguer à bord de La Mirabelle, mènesa propre quête à la recherche de la baleine blanche ; et Anaïs, prostituée, accro au sexe violent, lesbienne, intrigante fusion entre une figure de vamp, de femme-enfant hypersexualisée et de manic pixie dream girl . Le tout sous forme de roman choral dans lequel interviendront d’autres voix, comme celle du capitaine Achab, prédateur menaçant, ou encore des interludes poétiques.

Alors que la référence à Melville est annoncée dès le départ, le récit se déploie dans un environnement qui est bien différent de celui de Moby-Dick . Et dans la multiplicité des thèmes qui se télescopent au fil des pages, on découvre un récit où la mer, lieu de mythes, de recherche d’absolu et de liberté, est polluée, souillée par la trace des hommes : « Mais l’eau que tu as connue, H. M., est devenue tellement acide, roulant dans une pollution pharaonique, se changeant en un milieu privé de vie, qu’elle neutralise l’évidence. » Cela prend tout son sens dans la juxtaposition avec l’histoire melvillienne d’origine et sa symbolique biblique, son obsession pour la pureté et la lutte entre le Bien et le Mal. On le comprend, l’océan, et plus généralement la nature, ont pu être vecteurs d’une certaine idée de la transcendance, du divin et de l’éternel, mais ce temps semble révolu. L’influence humaine sur son environnement et sa manifestation la plus ostensible – pollution de la Terre, pollution des mers – se présente comme à la fois la cause et le révélateur de la fin de la toute-puissance. Dans ce contexte de domination absolue de l’humain sur son territoire,, « comment garder le rythme immémorial quand l’eau se réchauffe, asphyxiant les habitants marins, quand les hydrocarbures, les nappes de pétrole, les parfums irradiés de Fukushima rongent les milieux océaniques ? »  Dans ce contexte de rapport désillusionné à la grandeur, les personnages recherchent sans cesse des symboles, des morceaux d’infini auxquels se raccrocher pour ne constater qu’une perte de sens dans ce qui les entoure.

« L’alliance que j’ai nouée avec la mer, je dois cesser de l’interroger afin de la vivre. Cesser de l’interpréter, de la mesurer à l’aune de l’autre Alliance, cesser d’avoir à l’esprit les fadaises d’un pacte entre Dieu et l’humanité, un pacte qui, élisant les seuls hominidés, a exclu les non-humains. Alors que je devrais sortir de ma logique herméneutique, laisser les augures aux augures, dire adieu à la longue tradition interprétative dont nous avons hérité, je ne peux m’empêcher de songer que l’apparition furtive des dauphins revêt une signification secrète. »

Dans cette narration de la perversion des mythes, Anaïs apparaît comme un double de Moby Dick, la baleine ; cette comparaison, Véronique Bergen l’assume et l’annonce. Elle est à la fois la victime de cette histoire, fuyant un agresseur, son Achab, son « ogre », mais plus encore, elle incarne réellement cette crise de l’absolu par son rapport aux origines. Enfant violée et maltraitée, elle est le produit abject d’une époque qui transforme ses enfants en proies. Référence manifeste à Anaïs Nin dans son prénom, dans son rapport au père et dans la forme journalistique que prend sa narration, elle est le véritable personnage principal de cette histoire.

« L’immensité de l’océan m’angoisse. L’eau suscite chez moi une panique incontrôlable, tu comprends, Ismaël, c’est pourquoi je t’ai suivi. Histoire de régler le problème une fois pour toutes. »

Le roman est truffé de références littéraires : Melville, évidemment, accompagné d’autres classiques : un peu de Zola dans la construction des personnages révélateurs d’une époque, un peu de Choderlos de Laclos dans la perversion de la pureté, un peu de Shakespeare dans la violence des sentiments, un peu de Poe dans la peur du noir, un peu de Nabokov dans la narration prêtée à l’ogre qui hante Anaïs, un peu d’Artaud dans ce que le roman a de plus halluciné ; sans oublier Anaïs Nin, bien entendu, qui transperce le roman presque autant que Melville, mais aussi Nelly Arcan ou Pauline Réage. Tout cela se voit saturé par-dessus le marché de références bibliques, hébraïques ou à diverses mythologies avec des symboliques tantôt sous-jacentes, tantôt manifestes. Sans oublier, mélangés à tout cela, des multiples renvois à la culture populaire chère à Véronique Bergen et qui ancrent le récit dans une réalité dont on ne peut que percevoir la proximité avec la nôtre.

Écume est un roman aux allers-retours incessants : ceux d’Anaïs, parfois présente sur le bateau, parfois, comme la baleine blanche, disparaissant de sa vue au rythme d’escales et de migrations ; allers-retours dans l’écriture aussi, puisque Bergen ne cesse d’analyser et de ré-analyser son propos, créant ainsi une longue litanie laissant peu de doutes sur les enjeux qu’elle soulève. Même si on ne peut s’empêcher d’être admirative devant un livre qui s’inscrit dans le sillage des plus grands romans, celui-ci se perd parfois dans son propre commentaire, au risque d’en être un peu fermé sur lui-même, de disserter trop longuement sur ses propres clés de compréhension.

Il s’agit somme toute d’un roman qui en donnerait presque le tournis tant il nous perd dans les différentes thématiques qu’il brasse : les imaginaires saturés de domination de l’humain sur son environnement, capitalisme effréné, marchandisation du sexe, traumatismes sexuels, crise du genre, de la sexualité, de la famille… Et par-dessus tout, une symbolique religieuse judéo-chrétienne traverse le roman et donne à tout cela des airs de grandiose dégénéré.

Même rédacteur·ice :

Écume

Véronique Bergen
ONLIT éditions, 2023
416 pages