critique &
création culturelle
Éloge de la contradiction
Autour de Misère de l’antisionismeet L’Occident, les indigènes et nous de Ivan Segré

Tandis que là-bas, la Cité n'a jamais été aussi Interdite ; qu'ailleurs, la Place Saint-Marc se vide enfin de ses touristes ; ici, on va peut-être pouvoir lire tranquille entre deux balades pour nulle part ? Comme des lueurs dans l'état de siège, ou brèves ombres d'une ville morte : voici quelques notes autour de Misère de l’antisionisme et L’Occident, les indigènes et nous d'Ivan Segré.

Ma documentation devient de plus en plus vaste.
H. Michaux 1

Oui : sa vérité, c'est d'avoir à chercher, à inventer une activité qui ramasse sa « diaspora » singulière et ramène ses membres épars dans une nouvelle patrie, patrie nécessairement conquise sur laquelle ses droits resteraient précaires.
A. Gorz 2

Nous sommes un peuple qui, dans le désespoir, sait danser et chanter. Toujours nous avons lutté contre l'oppression.
Extrait d'un entretien avec Ceija Stojka 3

Il y a un texte. Des textes. Ou plutôt, il y a une voix. Des voix. La voix des uns, des autres. Une voix parmi tant d’autres. Il y a une langue parmi des milliers. Non, disons, il y a un langage. Et, mieux encore, il y a une parole. Il y a, en bref, une pensée qui se lance. Parmi d’innombrables pensées. Une pensée qui se cherche, se formule dans la confusion ambiante. Une pensée qui prend position. Qui en change. Qui reste fidèle à elle-même en transformant des coordonnées localisées et variables. Qui veille, résiste, ne plie pas. Qui se métamorphose et risque la contagion. Qui se défait, se refait, s’oriente dans la désorientation. Une pensée qui actualise des problèmes, les rend manifestes : s'insurge, expérimente. Une pensée critique qui, de livre en livre, d'article en article, nous donne à penser. Quoi ? Le monde, l’histoire, la philosophie. Mais aussi la pensée elle-même, pour elle-même, comme langage mis en forme, comme écriture : comme successions de traces… Et ce que cette écriture nous raconte ? Un débat, une division, un antagonisme, peut-être une bataille. De civilisation, de culture, de religion. De politique, de mystique. De pouvoir et de puissance. Question sociale et identitaire,  question de classe, question territoriale et nationale, question d’appartenance et de déracinement, d’intégration et d’exclusion. D'asservissement et d'oppression. D’exploitation et d'affranchissement, de glissement et de quête d'équilibre. Question internationale, transnationale, cosmopolitique, musicale. C'est que, de l'Antiquité à la Modernité en passant par le Moyen Âge, d'un monde d'empires à une économie-monde, les formes du travail connaissent des bouleversements sans précédent ainsi que les styles de vie qui leur sont rattachés autant que les types de rationalité qui les accompagnent. Entre « Nous » et « Eux », entre « Toi » et « Je », question de point de vue, d’ancrage et d’aliénation, de dépossession et d'autonomie, en permanente redéfinition... Question à qui pose les questions :

Plus un seul survivant, c'est bien là ce qui menaçait les Indiens du Nouveau Monde, sans l'intervention de l’État. Mais la défense théologico-politique de l'Indien est par ailleurs ambiguë, puisqu'elle sert à affermir la souveraineté de la puissance coloniale : la Couronne se territorialise dans le Nouveau Monde à mesure qu'elle y régule l'exploitation par les colons de la force de travail autochtone. Les Africains, en revanche, parce qu'ils sont étrangers, sont abandonnés en pâture aux appétits privés, rapaces, des chercheurs d'or et des planteurs de sucre. Et la différence est donc que les premiers, parce qu'ils sont autochtones, deviennent les sujets tandis que les seconds, parce qu'ils sont étrangers, sont des esclaves, autrement dit la propriété privée de qui les a légalement acquis et introduits dans le Nouveau Monde, et conséquemment ils sont soumis au pouvoir arbitraire de leur maître. L'esclave était en effet traité selon le bon vouloir du maître, jusqu'à ce que les Codes noirs des XVIIè et XVIIIè siècles régulent un minimum l'anarchisme sadique des seigneurs et bourgeois européens, espagnol, portugais, français, anglais, hollandais, allemands, etc. Un commerce et une exploitation intégralement libéralisés tels étaient donc l'« esclavage des Nègres » et son support logistique, la traite atlantique, par différence avec une exploitation de l'autochtone régulée par l’État colonial. On comprend à cette lumière l'ambivalence comme structurelle, jusqu'à aujourd'hui, d'une dynamique indigène visant à se saisir du pouvoir d’État afin de réguler l'exploitation capitaliste  des richesses naturelles et humaines : n'est-ce pas renouer avec la fonction historique de l’État colonial ? 4

Alors, je me demande comment ne pas trahir le mouvement propre de cette pensée en tâchant d’en livrer un bref compte rendu. Que recherche, en somme, Ivan Segré ? Que croit-il ? Qu’espère-t-il ? Où veut-il en venir ? Sur quoi s'en va-t-il enquêter ? Il s’agit d’éclaircir quelque chose, sûrement.  Il y a lieu d’avancer sous la conduite de la raison. Sans renoncer, pour autant, aux intuitions et aux visions... On pourrait dire qu’il multiplie les lectures sans jamais se satisfaire d’aucune. Mais comment s'affranchir des pesanteurs d'une histoire coloniale multiséculaire et des contraintes du capitalisme mondialisé ? 5 Pour ouvrir des pistes, tout lui est bon. Le journal autant que le manifeste ; l’essai comme le manuel ; les lettres et les annales ; les bulles pontificales ; l’économie comme la géographie ; l’anthropologie, la littérature, la linguistique, le cinéma. Il balaie très large. Et commence par balayer devant sa porte. Pour apprendre à dénouer la manière dont les déterminations symboliques et matérielles marquent de leurs logiques conflictuelles les rapports sociaux et politiques. Introduire de la complexité dans les débats, lutter contre les évidences, refuser la loi du plus fort, telle paraît être sa visée. Qu’est-ce que le « progressisme ? » Qu’est-ce que le « poème hébreu » ? Le « poème palestinien » ? Ou encore, qu'est-ce que le « poème de l'existence indigène » ? Qu’est-ce que la « révolution » ? Qu'est-ce, enfin, que l'éthique ? Il ne répond à aucune de ces interrogations mais s’enfonce dans le sans-fond des mythes et des légendes, des épopées et des fables, des témoignages et des récits. Pour mesurer la part d’illusion que chaque esprit recèle par ce besoin  invétéré de confiance dans un quelconque ordre du jour... Est-ce par jeu qu’il procède ainsi ? Amour de la polémique ? Goût de remettre les pendules à l’heure ? Par principe anarchiste ? Par vocation talmudiste ? Par humour, peut-être ? Ou par soif d'autre chose ? Non, probablement pas que. Plutôt par ce que nous sentons comme un souci interne, une espèce de nécessité toute particulière qui reviendrait à penser par soi-même. Penser à travers soi-même, et contre soi-même ; sans renoncer ni à soi, ni à l’autre. Entre l’un et l’autre : toi et je, nous et eux... Athènes et Jérusalem. L'Amérique et la Chine, l'Europe, les Indes. Et l'Afrique ! Ainsi, cahin-caha, il faut tâcher de le suivre. Entrer à sa suite dans le dédale des citations offertes à son lecteur. Cette façon qu’il a de sonder de très vieux clivages dans ce que l’époque cache de plus urgent. Sans jamais apporter de solutions toutes faites. Ni d’argument d’autorité ou d’équations univoques. Tout est dialectique, labyrinthique même, quand il s'agit de tracer les généalogies des prétendues « découvertes » qui fondent  la normativité du « droit » par la violence du « fait ». Alors, comment interpréter ? Comment trancher ? Ainsi définit-il sa praxis en se référant à Antonio Gramsci :

Des éléments d’histoire et de philosophie, donc, comme autant de sources pour problématiser notre présent. Tâcher, par exemple, de retrouver, dans un clin d’œil à Kafka, le sens de cette Description d’un combat, film de Chris Marker datant de 1960, dont Segré souligne les « mots clairs » qu’il tire de l’extrait suivant :

Derrière les images, c’est comme si Segré essayait de nous donner à éprouver cette contradiction irréductible entre la « lettre » et l’« esprit », la « matière » et l'« idée », le « son » et le « bruit ».  Processus sans cesse inachevé, inachevable. Un pas pour l’âme, un pas pour le corps, et ainsi de suite dans les ténèbres et la lumière. La complexité de l'histoire rend-elle vaine la recherche d'un sens ? 6 On  se perd dans ses petits opuscules comme Misère de l’antisionisme ou dans ses ouvrages plus volumineux comme L’Occident, les indigènes et nous , avec un égal désir de continuer la conversation, d’aller au bout du parcours, d'approfondir l'échange. De percevoir ce qui vibre entre les lignes, ce qui s'articule entre les moments d'une réflexion tour à tour active et méditative : les intervalles et les nœuds, les mouvements et les intermezzi. Ce qui échappe à tout prise et toute assignation, comme un souffle qui enveloppe et protège, soulève et pousse en avant. Une fois dit, peut-être, que chaque pensée devrait rappeler la ruine d'un sourire... 7 Ou serait-ce ressembler au naufrage d'un sourire ? 8 Mais le temps des « phrases » n'est-il pas fini ? N'est-il pas arrivé le moment des « actes » ? Et à quel genre de danse nous convie cette exploration des antipodes si ce n’est à une autre manière d’habiter son temps, sa mémoire, sa conduite ? De rythmer une conscience qui s’écoute d’autant mieux qu’elle progresse par éclipses et ne craint ni la haute mer ni les déserts. Ni la solitude, ni la camaraderie. Ni le dialogue, ni le silence, comme autant de fulgurances dans notre confinement. Une pensée qui ne craint ni la nudité du visage, ni les artifices du langage. En somme, une pensée patiente, impatiente de se libérer : ouverte à ce qui vient. Segré, ou la parole accueillante, Segré et la voix du dedans.

Même rédacteur·ice :

Ivan Segré

Misère de l’antisionisme
Éditions de l’éclat, 2020
128 pages

L’Occident, les indigènes et nous
Éditions Amsterdam, 2020
574 pages