critique &
création culturelle
Extra-Végétalia de Gwénola Carrère
Adam et Ève au bord du bad trip

Après quatre albums jeunesse, Gwénola Carrère revient avec Extra-Végétalia et confronte nos références, de la Bible à la Petite Sirène , dans un récit chatoyant et sensuel, aux éditions Super Loto  et Le Requin Marteau.

Comme une abeille, c’est attirée par les couleurs que j’entame la lecture d’ Extra-Végétalia, cinquième ouvrage de l’illustratrice et autrice suisse Gwénola Carrère. Avec ses grandes pages, ce roman graphique plus proche de l’ artbook que de la BD invite à l’observation. Je me rattrape alors : pas de lecture ici, mais un voyage des yeux entre les couleurs acides et le papier. Les images se succèdent en actions décomposées, s’animent en silence, car c’est sans bulle ni parole que l’univers d’ Extra-Végétalia se déploie.

Sur une planète semblable à la nôtre, quoiqu’un peu (beaucoup) plus colorée, une société sans hommes prospère. L’héroïne cyclope au teint jaune citron a presque tout d’une humaine – une ressemblance troublante qui permet à la fois de s’identifier à elle, à ses sensations, mais également d’établir une distance entre notre monde et le sien.

Nue et offerte à la nature, elle nous est présentée comme un être à la vie simple, dont les errances sont ponctuées de festins et, tout naturellement, de scènes de parthénogenèse1 – ou d’auto-fécondation. C’est cette paix que vient troubler l’arrivée d’un homme, trouvé inconscient sur une plage. Remis sur pieds, c’est l’occasion pour lui d’être initié aux coutumes d’ Extra-Végétalia , et pour notre héroïne de découvrir le désir charnel.

En s’inspirant de l’utopie féministe de 1915 Herland , écrite par Charlotte Perkins Gillman, Carrère réveille les préoccupations du féminisme des années 60, et englobe plusieurs générations de femmes dans un hommage poétique à la lutte pour l’égalité des genres.

Si cette histoire éthérée semble avoir tout d’un doux conte, d’une interprétation plus apaisée de notre monde, où l’oppression n’existerait pas, je n’ai pu m’empêcher d’y voir une référence à la Genèse. L’érotisme enivrant de la nature, où chaque forme devient évocatrice, frôle le cauchemar, le fever dream, et teinte les jeux amoureux des deux protagonistes d’une ombre funeste. Histoire d’amour destructeur, réflexion sur la grossesse, les dynamiques de genres, ou simple rêverie ? À mes yeux, ce récit prend racine dans l’inconscient de chacun et s’adapte à ses propres peurs et fantasmes pour en créer une version inédite. En effet, dans un livre où le silence est si vibrant, où les formes et les couleurs s’entremêlent autant, on finit inévitablement par se raccrocher à nos propres peurs et repères internes, prêts à tout pour sortir de cette jungle ultra-saturée.

Le doute qui plane sur ce roman graphique métaprophétique est, je pense, ce qui le rend si fascinant, intriguant et original. Et c’est rempli de questions, terriblement intrigué, qu’on referme le premier volume de cette saga colorée.

Pour aller plus loin dans l’univers suggéré par la patte graphique très seventies de Gwénola Carrère, quelques références :

Le travail de læ plasticien.ne Oh Mu, à retrouver sur son Instagram @ohmu_art : planches sensibles, illustrations où couleurs et mélancolie sont en lutte constante, et où des sujets comme l’identité de genre ou la santé mentale sont abordés tout en contrastes et en lignes folles.

Enfin, pour celles et ceux qui voudraient rester encore un peu dans un monde sans hommes : On a
Même rédacteur·ice :

Extra-Végétalia , tome 1

Gwénola Carrère

Coédition Les Requins Marteaux / Super Loto Éditions, 2022

80 pages