Femmes de lettres et fleurs de civilisation
« Ensemble, défendons notre héritage littéraire », propose la maison d’édition Névrosée, qui se donne pour intention de mettre en lumière des femmes de lettres oubliées par l’Histoire, des autrices dont le statut de femme a empêché la reconnaissance qu’elles méritaient. Fleurs de civilisation , publié pour la première fois en 1901, peut être considéré en miroir avec une situation que Marguerite Van de Wiele connaissait bien : celle des femmes artistes à l’aube du XX e siècle.
Le reflet d’une époque
Fleurs de civilisation raconte l’histoire d’une peintre talentueuse et reconnue, Rosiane Meyse, qui tombe soudainement et passionnément amoureuse d’un homme marié. On le sait dès la quatrième de couverture : « Rosiane choisira l’art. » Pour l’autrice Marguerite Van de Wiele, dont les récits étaient souvent teintés d’une « tristesse sereine » et d’une « certaine gravité », le portrait d’une femme artiste et des sacrifices qui accompagnent sa position n’est pas anodin. L’écrivaine faisait partie des rares femmes qui vivaient de leur plume à son époque, « pour subvenir aux besoins de sa famille », et cela dans une époque particulièrement hostile à la présence féminine en son sein.
Fleurs de civilisation a en effet été publié pour la première fois en 1901, basculement entre deux siècles clés dans l’histoire littéraire. Chacun de ces deux siècles ont en effet chacun vu de différentes formes de discriminations envers les femmes qui écrivent. A ce traitement, les femmes ont eu des réponses différentes suivant les époques, principalement dans leurs stratégies d’adaptation envers une norme dont elles sont exclues. On considère le XIX e siècle comme une période charnière en ce qui concerne la place des autrices dans le monde littéraire. Durant ce siècle, le champ littéraire tel qu’on le conçoit se met en place, avec notamment l’émergence de la figure de l’auteur romantique comme un intellectuel détaché de toute réalité sociale, « pur », censé créer son art sans aucune considération économique. Ainsi on commence à distinguer la « bonne » littérature de la littérature « industrielle », « bourgeoise ». En parallèle, les femmes, qui ont toujours été présentes dans le monde des lettres, en sont délibérément écartées, en étant notamment associées à cette littérature de bas niveau. La féminité commence donc à être considérée comme intrinsèquement opposée à la littérature. D’une part, les femmes qui écrivent perdent leurs qualités de femmes respectables (ou de femmes tout court) car elles deviennent par cette activité des femmes publiques (elles sont ainsi assimilées aux métiers « dégradants » d’actrice ou de prostituée), ou sont assimilées aux hommes dont elles veulent imiter le rôle. Même lorsque le talent de ces écrivaines ne peut être réellement contesté, il est reconnu malgré leur statut de femme (il était donc courant de leur prêter des caractéristiques viriles comme origine de leur don).
Au XX e siècle, la situation va peu à peu s’améliorer, notamment grâce à l’inclusion de femmes dans de grands courants littéraires. Mais pendant longtemps, elles ne seront acceptées qu’à condition de masquer leur « différence », et en se rapprochant au plus près d’influences masculines – on pourrait d’ailleurs argumenter que c’est toujours le cas, dans une certaine mesure, aujourd’hui. Toujours est-il que c’est dans ce contexte peu favorable à sa propre situation que Marguerite Van de Wiele écrit. Il n’est pas surprenant, donc que lorsqu’elle représente une femme artiste, Rosiane, celle-ci est décrite comme au milieu d’une lutte entre sa condition de femme et celle d’artiste. Fleurs de civilisation est un livre dont on connaît d’avance l’issue – la rupture. Que ce soit une fin malheureuse ou non, le ou la lecteur·trice le déterminera, grâce à la maison d’édition Névrosée , à la lumière de notre recul contemporain.
La féminité à l’épreuve de l’art… et vice-versa
Les parallèles entre la condition d’autrice au XIX e siècle et celle du personnage de Rosiane sont frappants tout au long du récit. Rosiane est d’une part présentée comme dotée d’un talent naturel (« Toute petite, Rosiane dessinait dès qu’on lui laissait aux doigts un crayon et du papier. »), et d’autre part poussée par son maître à un travail constant et acharné censé compenser une infériorité naturelle , particulièrement exprimée par le maître de la jeune femme. Si celui-ci reconnaît d’emblée la légitimité de son élève en tant qu’artiste, c’est bien malgré sa féminité (et grâce à un talent exceptionnel).
« [Le maître] avait aussi cette idée entêtée que la femme-artiste devait être un monstre entre les monstres. "Au point de vue de la stricte nature, le règne animal, où les femelles sont presque constamment inférieures aux mâles en intelligence, fait prévaloir cela…, disait-il ; et s’il y eut des femmes de talent, l’histoire de l’esprit humain n’a enregistré aucune femme de génie. D’ailleurs, la femme de talent, elle-même, est un être fâcheux, plus phénoménal encore que l’homme-artiste, car, déformée comme lui dans son existence normale, elle l’est jusque dans le rôle que notre société assigne aux individus de son sexe et, à en jouer une autre, elle perdra bientôt physiquement et moralement tout ce qui constitue la particularité féminine" ».
Ou même, de façon plus subtile, sa réussite est assimilée à une certaine forme de masculinité, comme le narrateur le suggère plus loin : « Déjà, n’y avait-il point, par moments, dans sa voix : une voix claire, au timbre séduisant, certaines inflexions plus rudes, cassantes et presque viriles ? » Cette remarque de la part de Marguerite Van de Wiele est-elle ironique ou reflète-t-elle réellement sa pensée ? Difficile de le dire, plus d’un siècle plus tard, mais toujours est-il que cela s’inscrit parfaitement dans les croyances de son époque. À plusieurs reprises, notamment à travers son histoire d’amour, Rosiane est dépossédée de son statut de créatrice pour devenir créature , muse ou objet de l’œuvre plutôt que son instigatrice : « Dans l’ensemble et quand on négligeait les détails, sa personne physique semblait plutôt délicate, élégante, vaporeuse, avec une suavité, une poésie qu’on aurait cherchées vainement dans les tableaux. » L’histoire d’amour passionnel entre Rosiane et Hiler est en quelque sorte une tentative fugace et vouée à l’échec de réconcilier sa féminité et son amour de l’art ; la position de sujet créant et d’objet admiré. Encore une fois, on sait dès le début que ces deux extrêmes ne pourront pas exister en harmonie. Rosalie en ressortira persuadée qu’elle n’est « pas née pour le mariage », mais grandie dans son art.
Femmes névrosées et trésors enfouis
Quand on sait l’exclusion qu’ont subie les femmes de lettres dans l’histoire, il n’est pas étonnant que se manifestent ces dernières années des initiatives pour réparer cette injustice. Sur son site internet , la maison d’édition Névrosée met en avant son projet de faire réémerger au sein de la collection « Femmes de lettres oubliées » des « trésors enfouis » de la littérature belge, des femmes qui ont publié leurs écrits, mais dont la postérité a oublié le nom : « Nous ne laisserons pas ces femmes disparaître de notre histoire ni de notre patrimoine. » Cette initiative de réhabilitation prend toute son ampleur, je crois, quand on remet ce genre de romans en perspective. En cela, Fleurs de civilisation est l’illustration parfaite de ce que propose la maison d’édition. Plus qu’un simple roman d’amour méconnu, il est une description à travers la fiction d’un fait de société qui a marqué l’histoire littéraire.
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Si la condition des autrices au XIX e siècle vous intéresse, je vous recommande chaleureusement les ouvrages suivants :
PLANTÉ, C., La petite sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur , Paris, le Seuil, 1989.
REID, M., Des Femmes en littérature , Paris, Belin, 2010.