critique &
création culturelle
Gorey parmi les humains

Deuxième épisode de notre feuilleton consacré à l’excentrique Edward Gorey. Aujourd’hui, ses relations complexes avec ces étranges créatures que sont les humains, lui-même compris.

Premier épisode : Introducing Edward Gorey

À la fois aimable, secret et volubile, Edward Gorey donnait souvent des interviews alors qu’il disait ne pas aimer cela. Toujours partant pour discuter de ses nombreuses influences, il était tout de même plus évasif sur leurs applications concrètes dans ses œuvres. Il taisait aussi soigneusement sa vie privée et n’avait aucune appétence pour la célébrité. Enfin, s’il savait qu’il avait un lectorat, il créait avant tout pour lui-même et relisait rarement ses livres.

Véritable excentrique, Gorey reconnaissait volontiers qu’il exagérait certains de ses traits particuliers. Il est vrai qu’ il n’a pas suivi les canevas traditionnels : il s’est longtemps partagé entre New York (où il restait pour assister à toutes les représentations du New York City Ballet) et Cape Cod. Dans cette belle région de la Nouvelle-Angleterre, il a d’abord vécu à Barnstable avec sa tante et ses cousins, travaillant dans le grenier et cuisinant pour les autres. Il finit par totalement quitter New York pour ne plus se perdre dans une vie sociale trop intense à son goût. Il s’installe alors définitivement dans une maison de Yarmouth Port qu’il partage avec un grand nombre de chats.

Sans être un solitaire maladif, il se sentait tout de même à part. Il disait qu’il n’était pas sûr d’exister et qu’il observait les gens en se demandant comment ils pouvaient être si réels. Dans une interview, Gorey a déclaré : « J’ai l’air d’une vraie personne, mais intérieurement je ne suis pas du tout réel. C’est juste une façade1 Il avait du mal à comprendre les gens et leurs réactions, ce qui lui faisait dire qu’il n’existait pas de la même façon que les autres. C’est pourquoi il s’intéressait aux affaires criminelles et aux romans policiers car on y découvre toutes ces petites choses sur la vie des gens qu’on n’aurait jamais apprises autrement.

Dans cette dernière page de l’abécédaire

Cette manière singulière d’être au monde se manifeste aussi dans son travail. Pour ses ouvrages en collaboration, il travaillait généralement dans son coin, sans réellement communiquer avec l’auteur du texte avant de l’illustrer à sa manière. Certaines collaborations furent néanmoins l’occasion de belles rencontres littéraires , comme ce fut le cas pour Peter F. Neumeyer avec qui il a travaillé sur la série des Donald . Leur correspondance durant cette période a été réunie dans l’ouvrage Floating Worlds , qui laisse entrapercevoir le personnage complexe, érudit et attachant qu’était Edward Gorey . Dans ses lettres, il faisait souvent part d’un gouffre infranchissable entre les personnes et l’incompréhension qui en résulte.

Dans ses œuvres personnelles, on retrouve aussi certains éléments qui peuvent se rattacher à cette distance qu’éprouvait Gorey entre l’humanité et lui. Le premier élément qui m’apparaît, et qui est aussi lié avec son amour du théâtre et du ballet, ce sont ses personnages qu’il représente toujours de plain-pied. Aucun plan américain, aucun gros plan, pour mettre en évidence l’état émotionnel des personnages. Seule la chorégraphie que dessinent leurs mouvements et le texte qui accompagne la scène donnent des indications sur leurs sentiments, se mettant parfois en porte-à-faux avec des visages rigides et fermées. Cela peut aussi être perçu comme l’expression de l’humour pince-sans-rire à la Buster Keaton que Gorey appréciait. Preuve, s’il en est, que l’homme et son œuvre ne sont pas unidimensionnels.

Un exemple plus évident de cette raréfaction des expressions des personnages chez Gorey se retrouve dans le livre The Prune people : ils n’ont pas de visage, juste un ovale noir qu’on suppose être des pruneaux. Ils n’ont aucun trait, aucune expression faciale. Certaines situations sont plus clairement joyeuses ou dramatiques que les autres mais aucun texte ne vient en aide au « lecteur ».

Extrait de

Le scénario, mais aussi la mise en scène et le décor, sont finalement ce qui intéresse le plus Gorey, qui relègue les états d’âme au second plan. Pour lui, les humains sont comme des marionnettes et ils n’ont donc pas systématiquement une place centrale dans son œuvre. Les gens font partie des choses qu’il observe, d’un œil extérieur, et dont il peuple ses livres au gré de sa fantaisie.

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