critique &
création culturelle
Guerre & Guerre

Un jour, dans une librairie, une flânerie ordinaire de lecteur. Je ne sais plus exactement ce que je cherchais et même si je cherchais vraiment quelque chose. Juste le souvenir que le titre m’a aspiré: Guerre & guerre .

Ça a plu à mon esprit littéraire mais paresseux, citation de Tolstoï auquel je n’ai encore jamais touché ; le livre de Laszlo Krasznahorkai m’apparaît comme un séduisant chemin de traverse, un moyen de couper à travers champs. Et puis la couverture me pressa : un gros plan dans la Chute des anges rebelles de Pieter Bruegel. Un tableau déjà vu aux musées royaux des Beaux-Arts à Bruxelles, bref une lointaine connaissance, un terrain connu. Car l’édition qui s’est mise sur ma route n’est pas celle de Cambourakis, dont je découvrirai par la suite le travail d’édition et de présentation au public francophone de cet auteur hongrois contemporain, mais bien une suite à ce travail préalable : l’édition de poche de Babel. Je finirai par penser « dommage », mais peut-être la rencontre n’aurait-elle pas été aussi évidente et facile avec une autre édition ou un autre titre.

Je me lance donc dans le texte sans plus d’information sur l’auteur que le commentaire lapidaire de mon libraire : « C’est bien, allez-y. » Sautons alors.

Laszlo Krasznahorkai

GUERRE ET GUERRE

roman traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly

Babel

Le paradis est triste.

I Comme une maison en flammes

1. Maintenant, peu m’importe de mourir, dit Korim, puis après un long silence, il désigna une carrière inondée: ce sont des cygnes là-bas ?

2. Nouvelle phrase qui déambule, titube et se reprend, erre et tergiverse sur quelque vingt-cinq lignes, et encore je n’ai pas encore tout lu. Ce roman, c’est d’abord un rythme, un fleuve et un chant. Un flot de mots, qui peut prendre quelques pages pour vous emporter vraiment; il faut accepter, accepter de se laisser draguer par ce courant, ces tourbillons, comme d’inlassables retours. Cesser de résister à la langue.

Les phrases nous font circuler dans les pensées de Korim, un historien employé dans un centre d’archives. Mais ça c’est son passé. Ce qui nous intéresse ici, c’est sa rencontre avec un texte, un texte qui le bouleverse tellement qu’il doit trouver un moyen de le communiquer au monde. Ce moyen, ce sera internet (intuition) et pour ce faire, Korim ressent la nécessité impérieuse de se trouver à New York. La copie du manuscrit sur le site dédié qu’il va créer ne peut se faire qu’à New York, « centre du monde ».

Mais, alors, pourquoi Guerre & guerre ? Les passages du manuscrit copié par Korim ne semblent pas si terribles. Il est d’abord question de la vie tranquille sur une petite île grecque, mais toujours quelque chose pousse les quatre personnages du manuscrit, Kasser, Falke, Toot et Bengazza, à partir, à fuir devant une menace invisible. L’imminence de la guerre est partout à travers le temps et l’espace humains et c’est justement cette tranquillité qui rend l’attente insoutenable, le dénouement inéluctable : rien ne sert de courir; et l’espoir est vain.

Car le monde de Korim hors du manuscrit n’est que vanité: il n’imagine pas prolonger son existence au-delà de la transcription qui sauvera le texte du néant, les gens qui l’hébergent à New York traversent toutes sortes de péripéties financières sans que leur situation ne s’améliore réellement, le compatriote qu’il rencontrera ne se plaît que dans les interactions qu’il a avec ses mannequins. Le monde de Korim coule lentement.

© Camille Boisaubert.

Le monde de Korim coule vers l’igloo de Mario Merz (celui de Schaffhausen, aujourd’hui à Bâle). Une forme de repli sur soi, un bunker contre les autres, ceux qui sont au-delà, mais cet igloo est de verre et laisse tout voir, tout passer, tout rentrer et tout sortir. Se terrer est vain, mais sublime. Che fare ? Autre œuvre de Mario Merz ; que faire ? Et toujours au loin ce bourdonnement : guerre et guerre et guerre et guerre et…

Voilà, le livre est fini : la fin se trouve réellement à Schaffhausen . Mais la lecture jamais vraiment. J’hésite à me laisser conduire par le conseil de Laszlo vers un autre de ses livres, la Venue d’Isaïe , ou bien à remonter à la source vers Tolstoï. Ce qui est sûr, c’est que je retournerai goûter la langue si ample et entêtante de Laszlo Krasznahorkai.

Même rédacteur·ice :

Guerre et guerre

Écrit par Laszlo Krasznahorkai
Traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly
Roman
Cambourakis, collection Irodalom , 368 pages