critique &
création culturelle
Journal de Julie Delporte
Intime mais pas secret

Paru aux éditions L’Agrume en 2013, Journal a vécu une deuxième naissance chez les Québécois Pow Pow cette fois, en mars dernier : l’occasion pour moi de découvrir une pépite de plus parmi les œuvres crayonnées de Julie Delporte.

« Intime dans le fond, pas dans la forme » : c’est ce que je me dis à la vue du titre. Journal, c’est un carnet pas si secret, où s’enchaînent les dessins d’une maladroite mais non moins poignante justesse. Contrairement aux autres auteurs dont les journaux se révèlent souvent après leur mort ou sous couvert d’anonymat, Julie Delporte livre de son vivant la vérité troublante et simple de son quotidien, avec pour point de départ sa rupture douloureuse avec son compagnon de longue date.

Sur la page de garde, tout d’abord, se font face les mots de Julie et ceux d’Annie Ernaux, une référence peu surprenante quand on compare le travail autofictif des deux femmes, et qui a su piquer l’attention de la fervente lectrice que je suis. En attaché, au crayon bleu, la bédéiste écrit à propos de son journal :

« Je le relis comme s’il appartenait à une autre femme, à une jeune artiste que j’admire d’avoir le courage d’être si sincère. »

En lettres imprimées, alors, survient le questionnement d’Annie Ernaux :

« Je me demande si je n’écris pas pour savoir si les autres n’ont pas fait ou ressenti des choses identiques, sinon, pour qu’ils trouvent normal de les ressentir. »

Dans l’art de l’autofiction se mêlent réalité et poésie, l’une entraînant l’autre, engendrant l’autre, sans autre forme de procès. Et tandis que l'œuvre littéraire d’Ernaux reste inscrite dans le processus éditorial, celle de Julie Delporte se rapproche plutôt du produit brut, sincère, simplement multiplié pour être lu. On se retrouve alors avec un livre truffé de gribouillis, de traces de scotch, de découpages et de ratures comme autant d’indices de l’authenticité des sentiments qui y sont inscrits. Ce livre, c’est une vie à la recherche de ses semblables.

Les bandes-dessinées de Julie Delporte sont autobiographiques, mais suivent chacune une ligne conductrice, une thématique bien précise qui donne le ton et met en avant l’aspect poétique et narratif qui se cache derrière chaque existence. Dans Journal , il est question d’une rupture amoureuse, de l’évolution de celle-ci dans les yeux de l’autrice : d’abord une blessure, puis un deuil, et peut-être une raison de continuer à vivre. Des questions sont soulevées : est-on entièrement soi quand on aime ? Et quand c’est fini, regagnons-nous un jour cette moitié perdue ? D’égarement émotionnel en crise d’inspiration, de rencontre en rencontre, les dessins enfantins évoluent, et les médiums se mélangent : peinture, crayons… J’ai relevé dans ce recueil foisonnant de sensibilité quelques pages particulièrement marquantes.

Julie Delporte relève par exemple le sujet de l’enfance, et parle de la « tragédie de grandir » comme de l’irrémédiable fin de la neutralité sexuelle : une façon terriblement honnête de décrire le dur passage à l’âge adulte pour une femme dans cette société où aucun retour en arrière n’est possible. Cette question de l’existence féminine a d’ailleurs fait l’objet du livre Moi aussi je voulais l’emporter , paru en 2017.

Avec plus de douceur, Julie évoque aussi les choses qu’elle observe, tantôt une scène triste d’enfant qui pleure, tantôt un commentaire rêveur sur l’odeur de l’herbe.

Et ce flot illustré continue. Forcés de suivre ce cheminement sans s’attendre à la suite, on rencontre malgré nous des idées qui émeuvent, écrites ou illustrées, parfois douloureuses de vérité. Ça a été mon cas, de nombreuses fois, et m’a valu de prendre plusieurs pauses nécessaires dans ma lecture. Mais aujourd’hui, je garde en tête le sentiment étrange d’euphorie douce-amère que provoque cette dernière : il y a toujours quelque part quelqu’un qui partage nos émotions les plus intimes.

Même rédacteur·ice :

Journal

par Julie Delporte
Pow Pow Éditions, 2020
192 pages