Dans son roman Judas côté jardin paru chez Onlit Éditions en février 2020, Juan d’Oultremont propose le récit d’une enfance partagée entre innocence et peur. Depuis son jardin, Judas nous dresse le tableau de sa vie.
Qui n’a jamais souhaité replonger dans l’innocence de l’enfance ? Ce plongeon, Judas l’ose et il nous partage ses souvenirs de cette époque où l’on porte un tout autre regard sur les choses. À partir de la description de son jardin, Judas nous raconte les différentes étapes de sa vie, du début de sa scolarité dans une école pour filles à la mort de sa mère, en passant par de multiples événements qui le marquent et le façonnent, bien qu’ils semblent parfois superflus. Mais surtout, Judas nous parle de Dieu , son père. Parce qu’en effet, jusqu’à l’adolescence, Judas est convaincu que son père est Dieu lui-même.
Ce n’est pas que je fusse idiot ou exalté ou mystique, non. Simplement Henri, mon père, c’était le Tout-Puissant. Sans l’ombre d’une hésitation.
L’élément déclencheur de l’écriture de soi de Judas réside dans les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016. Alors qu’il entend les nouvelles à la télévision, Judas décide de s’asseoir devant son clavier et de nous transmettre son récit de vie. On comprend assez vite que l’écriture opère, pour lui, un rôle tant thérapeutique que de transmission. Tout tourne alors autour de son Paradis personnel : le jardin de la maison familiale qui, comme Judas le précise à plusieurs reprises, s’étend sur quarante ares. Chaque chapitre du roman, ou presque, est donc introduit par un plan légendé du jardin, lequel évolue en fonction des saisons, des années. Les chapitres deviennent alors des tableaux : le décor est planté, et décrit avec précision. Le jardin de Judas pourrait représenter le théâtre de sa vie. Là, il est en sécurité. Tout ce qui prend place au-dehors de cet espace paisible est source d’angoisse. Judas explique d’ailleurs lui-même que ce n’est que lorsqu’il découvre d’autres jardins qu’il constate que, finalement, le monde n’est pas limité au large terrain gouverné par son père. Enfin, comme Judas le dit lui-même :
Le jardin est aussi et surtout un incubateur. À chaque événement du monde, il se doit d’en produire l’écho.
Si Judas côté jardin raconte l’histoire de Judas, il est également le reflet d’une histoire de la deuxième moitié du XX e siècle. En effet, certains d’entre nous se souviendront en même temps que Judas des événements qu’il rapporte et qui ancrent le jardin dans un monde bien concret : le mariage du roi Baudouin ou la guerre froide, parmi tant d’autres. Ces références rythment le roman et semblent permettre à Judas de s’inscrire à la fois dans son histoire personnelle et dans l’Histoire avec un grand H. D’ailleurs, après les quarante jours de rédaction durant lesquels il s’enferme chez lui, il décide de sortir, d’observer la tranquillité de la ville, et de se rendre immortel.
Dans son histoire, le prénom de Judas va souvent lui porter préjudice. Si l’on attend de l’attitude de Dieu qu’il soit une figure d’autorité bienveillante et irréprochable, on s’attend nécessairement à une trahison venant de la part de quelqu’un nommé Judas. Dans son récit, on ne peut pas rester insensible à la pression ressentie par l’enfant lorsque son prénom est dévoilé. À plusieurs reprises, les personnages pensent à une plaisanterie, à un pseudonyme… Comme tout enfant d’ailleurs, Judas fait des bêtises, mais en tant que lecteur on ne peut les interpréter que comme faisant partie d’une enfance normale, et non pas comme des trahisons volontaires. Ainsi, lorsqu’en visite chez sa grand-mère, il déroge à la règle de ne pas consommer les fruits cueillis en promenade et se retrouve le pantalon tâché de jus rougeâtre, Judas dit ne pas se souvenir du sermon qui a suivi à cause de sa violence. Il est donc notable que Judas est un personnage sensible puisque des années plus tard, il transmet cet événement avec encore énormément d’émotions voire de culpabilité. Grâce à ce genre de confessions, chacun peut se remémorer une maladresse similaire, avec le sourire aux lèvres ou encore la larme à l’oeil.
[…] à l’école on nous appelle par nos noms de famille, je fais durant toutes ces années l’économie de mon curieux prénom. Pour la première fois, on m’appelle comme mon père. Ça m’entoure d’une aura divine et donne à ma maigreur un caractère immatériel.
Lorsqu’on entend le nom de Judas, on l’associe directement à une image de traître, de « méchant » de l’histoire. Or, le personnage de Judas côté jardin ne correspond pas à ce modèle. Au contraire, il est décrit comme étant d’une extrême maigreur et d’apparence chétive, ce que l’on apparente davantage à de la faiblesse. Et si son récit est synonyme de souvenirs, il l’est aussi de la confidence de ses peurs et de ses peines. Si Judas est mal à l’aise à l’idée de vendre des fleurs en papier sur la plage en caleçon, il est aussi effrayé à l’idée d’un jour devoir séjourner au sanatorium à cause de sa frêle constitution. Dans Judas côté jardin , on est confronté à des peurs simples et presque amusantes, mais aussi à des angoisses beaucoup plus importantes. Judas a une crainte extrême de l’abandon : il est convaincu que lorsque ses parents partent en voyage, il ne les reverra plus. Il est également effrayé à l’idée de perdre sa mère. Mais surtout, la pensée de quitter le jardin, son Paradis, le tétanise.
Dire adieu à mon père est une chose curieuse. […] Mais dire au revoir à ma mère et au jardin est un exercice autrement plus déchirant, plus vertigineux.
En plus d’être craintif et sensible, Judas est un enfant triste. Il est d’ailleurs surprenant d’imaginer qu’un enfant, à qui l’on prête souvent un caractère admiratif, joyeux et insouciant, puisse être si triste. Judas déclare d’ailleurs : « Je pense donc je pleure. » Malgré ce chagrin, on s’attache à Judas, qu’on ne peut s’empêcher de comprendre. Il confie pleurer pour faire face au drame de la vie, et ce chaque jour jusqu’à l’âge de quatorze ans. Encore une fois, ce détail de la personnalité de Judas vient interroger sur le patrimoine que peut susciter un prénom.
Par son écriture, Judas nous laisse donc accéder à son jardin secret. On ferme ce roman avec en tête nos propres souvenirs d’enfance, nos craintes et nos doutes, et on comprend ce besoin qu’a ressenti Judas de s’inscrire dans le temps. Finalement, même si les histoires de grand-parents semblent parfois longues et ennuyeuses, on ne peut que les écouter avec la nostalgie de ce temps que l’on n’a pas connu.