critique &
création culturelle
La Comtesse des digues
Les reliefs du cœur à la sortie du lit

Avec La comtesse des digues (1931), Marie Gevers (1883-1975) brode un éveil amoureux ludique qui, d’un contemplatif fil, unit ligne et cercle, en ce qu’il suit une intrigue annoncée tout en célébrant ce qui revient et reviendra toujours.

Dans ce premier roman vivifiant ancré dans la campagne flamande qui a vu grandir Marie Gevers, l’autrice francophone déploie un fleuve, l’Escaut, et ses nombreux aménagements. Autour de lui, des villageois aux esprits souvent étriqués et une jeune fille attachante, Suzanne, fille du Comte des digues et potentielle future candidate à ce titre, qui ne sait quel destin embrasser, convaincue toutefois de son plein amour fluvial.

Tel le plateau d’un jeu de société ou d’une maquette, le décor de ce roman se dessine et fascine. L’Escaut, au centre du plateau, est qualifié derechef de roi. À partir de ce long ruban central, tout est nommé avec une précision on ne peut plus satisfaisante qui ricoche de poésie en érudition, grand écart que Marie Gevers effectue magistralement à coups de bilinguisme : notons, par exemple, les entonnoirs creusés dans la terre par l’eau tourbillonnante, qualifiés d’abord de « cachets » puis de « roues ( wielen ) ».

Comme les cases d’un plateau, les villages, qui font de l’Escaut leur maitre, « se sèchent comme des chats ». Leurs fidèles villageois, dont les occupations professionnelles sont tendues vers cette eau qui recèle d’un osier lucratif, connaissent les règles du jeu : les forces de la nature, combinées, annuleraient définitivement la partie.

« Si la lune, le vent, la marée et la pluie se liguent pour pousser l’Escaut, tout se rompt. »

Et cela, Suzanne, qui a grandi, comme Marie Gevers, loin des murs de l’école, apprenant à lire dans les registres de digues avec son père, en est pleinement consciente. Forte d’un savoir fluvial pointu, la vigilante héroïne étend sa rigueur professionnelle à sa personne et pose l’ultimatum de la partie. Après la mort liminaire de son père, elle se donne un an pour décider de son futur : veut-elle rester dans le village de Weert et perpétuer la gestion des digues comme son père ? Doit-elle se marier au plus vite comme lui soufflent les diktats villageois ? Faut-il qu’elle s’éloigne de cet endroit dans lequel toute sa famille s’est figée année après année ? Au terme de cette année aura lieu l’élection du nouveau dyckgraef (comte des digues) qui scellera son destin.

Cette balise temporelle offre une structure limpide au roman : quels que soient les événements qui égraineront ce calendrier narratif, il se terminera par cette élection. Dès lors, les mois se succèdent et se vêtissent d’une double trame narrative aux sautillants contours rythmiques. En effet, la narration se calque sur l’esprit de Suzanne qui navigue sur deux flux changeants : celui, connu et considérable, de la gestion de l’Escaut et de ses aménagements et, celui, inédit, de ses premiers attachements amoureux. Les rebondissements relationnels de Suzanne, continuellement placés en attente par des considérations sur le fleuve, se gonflent et se suspendent, ce qui implique merveilleusement le.a lecteur.rice, autant captivé.e par ces hommes que par ce ruban d’eau.

La maquette se pare de multiples couleurs que l’héroïne ne cesse de souligner, elle dont le regard se réjouit de chaque nuance portée sur sa toile environnante. Passionnée par les cycles naturels qu’elle étudie avec zèle, Suzanne se fait porte-parole de descriptions enthousiastes à l’égard des saisons, des conditions climatiques et des cycles lunaires, rappelant le pouvoir transformatif de la nature sur un décor posé.

« Du côté des prés, le pied de la digue s’ourlait de saules, et l’Escaut balançait doucement l’image de ce beau jour printanier.
(…)
Octobre rougeoyait dans les bois noyés, la lisière seule verdissait d’herbe ras-tondue, l’émeraude des digues semblait plus vive encore qu’au printemps, à travers les feuilles mortes qui les pointillaient d’ocre et de rouge.
(…)
Ce pays noyé n’était qu’un grand miroir. Si on le regardait vers le couchant, il rougeoyait tout entier aux dernières lueurs du soleil ; si l’on se tournait vers le levant, tout, sous la pleine lune montante, s’argentait.
(…)
[ en évoquant la pluie ] Les bords du fleuve se hérissaient de cheminées comme de gigantesques arbres de briques. »

Certaines de ces descriptions s’ornent par ailleurs d’une syntaxe particulière qui séduit l’oreille :

« C’était un temps que Suzanne nommait "juin en délire" ; un soleil éclatant dans un ciel foncé et quelques nuages blancs et ronds à toute vitesse. »

Contrairement aux autres villageois qui, après avoir travaillé en plein air toute la journée, le soleil « appuy [ é ] sur les nuques », Suzanne n’éprouve jamais d’ennui : la nature, face à laquelle elle renouvelle, à chaque instant, une vive et émouvante attention romanesque, est son lieu de travail et de déambulation contemplative. L’amour voué à l’Escaut, qu’elle partage avec le guide et promoteur de Marie Gevers, Émile Verhaeren, l’occupe tout entière : à l’affût de « la respiration du courant et [ d ] es pulsations de la marée », Suzanne fusionne solennellement avec les flots, y plongeant sa main, créatrice d’« un cercle de fraicheur » à ses doigts, semblable à une bague de fiançailles. Depuis toujours, elle endigue ses émotions : cette avide contemplation de la nature, à de multiples reprises, semble en effet être un moyen pour elle de ne pas regarder en elle mais au loin. Sa vie intérieure se déverse dans l’Escaut et bénéficie donc de la gestion mesurée et satisfaisante qu’elle lui porte :

« Quand elle sentit sous la barque le gonflement du courant, une grande joie l’envahit. Le souvenir de son père lui revenait si intact, si parfait que ce fut comme une réunion. »

C’était sans compter l’amour qui vient perturber cette tranquillité contrôlée. Confrontée à ce palier inattendu, Suzanne, petit à petit, prend de la hauteur, s’élève du niveau de l’eau et se dissocie de ce fleuve adoré. Trois hommes – tantôt brasseur, passeur ou promeneur – symbolisent respectivement la bourgeoisie, le peuple et l’Escaut, l’entre-deux (la naissance et l’apparence se plaçant en contradiction). Le premier pion, fixe et enraciné dans la campagne flamande, s’écarte des deux seconds qui s’animent et aspirent au mouvement, ce contre quoi Suzanne ne peut agir, comme elle a l’habitude de faire, lorsque l’eau s’agite.

Jusqu’alors, en éternelle romantique du XIX e siècle, Suzanne, pour se comprendre, ne se fiait qu’au kaléidoscope des saisons : les forces de la nature, feuille de route de ses sentiments, apparaissant comme autant d’indices de la conduite à adopter. L’orage corroborait le point culminant de son angoisse insomniaque, l’air chargé de pluie, à sa suite, l’autorisant enfin à dormir. Le contact du vent et du soleil l’exaltait et appelait l’exposition de sa peau. Et, quand le ciel s’allégeait, il en allait de même de ses nerfs :

« Elle éprouvait une détente de tous ses nerfs dans le ruissellement de ces pluies de novembre qui s’installent comme des choses définitives. »

Lorsque survient l’inadéquation passagère du dedans et du dehors, l’étonnement est par conséquent entier :

« Elle avait les larmes aux yeux… Ce serait trop bête de me mettre à pleurer ici, par un si beau temps ! »

C’est ainsi que nous assistons à une sortie du lit, celle de Suzanne, dont la personnalité, autrefois « nivelée » et « enlisée », s’ébauche. L’amour a bousculé cette maquette stable pour en révéler des reliefs jusque-là contenus.

Avec une joie communicative, Marie Gevers dépeint une partie captivante qui, en un an, selon les règles établies, s’opère dans un cadre magique au relief croissant. Suzanne la gagne merveilleusement : elle parvient à se dissocier de cette nature-identité pour la célébrer, un pas de côté avec encore plus de délectation :

« Elle ôta ses gants de laine et lui présenta les paumes de ses mains. Le vent s’y appuya, humide comme les pattes palmées d’un oiseau aquatique. Suzanne sourit à la grande digue, au bout du chemin. »

À l’instar d’une partie qui peut être rejouée, la primauté des choses cycliques est acclamée : le changement perpétuel des saisons et les promenades contemplatives reviendront, quels que soient les événements traversés, et berceront les reliefs du cœur.

Même rédacteur·ice :

La comtesse des digues

de Marie Gevers
Espace Nord, 2021 (1931)
260 pages