critique &
création culturelle
La paume plus grande que toi
de Victoire de Changy Frayer un chemin pour la parole à venir

Dans ce premier recueil de poésie, qui illumine d’une lumière douce et franche l’étonnement continu que suscite la naissance d’un enfant, Victoire de Changy écrit des instantanés de douceur et de vérité – la sienne mêlée à celle de Nour, dont la singularité voisine avec l’universelle puissance du langage et de la tendresse.

Victoire de Changy, crieuse aux Midis de la Poésie, autrice de deux romans ( Une dose de douleur nécessaire , 2017 ; L’Île longue , 2019) et d’un album pour la jeunesse illustré par Marine Schneider ( L’Ours Kintsugi , 2019), publie cet été son premier recueil de poèmes : La paume plus grande que toi , aux éditions L’arbre de Diane. Sur la couverture de l’ouvrage blanc et rose, une illustration d’Alexandra Duprez : quatre mains, deux grandes déployées comme des ailes, deux petites qui tiennent ensemble dans une paume. La main qui fascine est ici celle qui protège et qui soutient, celle qui « tire un grand rideau chaud » sur le ventre et ce qu’il contient. Les mains comme des ailes pour impulser le mouvement qui s’en vient, parce que Victoire est devenue, depuis bientôt une année entière au jour où j’écris ces mots, la mère de Nour.

Le re-commencement du langage

Dire la vie qui se construit en soi : voici « l’exercice d’aurore » (et de crépuscule, d’après-midi, de nuit…) auquel s’est livrée Victoire de Changy. La vie qui se construit en soi puis en dehors, le corps qui peine, d’avoir été si intensément deux, à se retrouver un, le lien invisible et pourtant pleinement tangible qui rassemble deux vivants aux contours désormais distincts : l’universelle et pourtant toujours extraordinaire expérience de mettre au monde s’écrit comme une évidence dans ce très beau recueil. Cette aventure qui mêle la vie à l’écriture fait étrangement écho à un rite indien rapporté par Hélène Clastres, dont on peut prendre connaissance en lisant le récent (et excellent) ouvrage de Jean-Christophe Bailly, Naissance de la phrase 1 : dans la communauté des Tupi-Guaranis, pour qui la conception du langage est absolument fondatrice, l’existence humaine est perçue comme un phrasé. L’être à venir est alors identifié à une phrase, la naissance à une parole qui, pour être « incarnée, libérée », doit être tracée virtuellement. Il s’agit de concentrer sa pensée tout entière sur l’enfant, concentration qui prend la forme d’un cheminement tracé dans le monde, d’un chemin qui ouvrira la voie à la parole de l’enfant.

On retrouverait ainsi un écho contemporain (et occidental) à ce rite de naissance ancestral dans l’entreprise de Victoire de Changy, qui prend la forme d’un long poème aux strophes reliées par les nuits. Victoire ouvre et débroussaille le chemin de Nour en créant dès leurs premières interactions une langue déclinée d’abord en « signaux » : suivre le signal chaud de la main, discuter « en une sorte de morse » avec son père, pour ensuite décoder les messages, chaque jour nouveaux, du nouveau Nour. La phrase qu’est Nour se développe avant même sa naissance dans les mots de sa mère puis, après « le temps du ventre », dans les siens propres, que l’autrice transcrit. Car l’attention portée à la construction d’une langue et à l’élaboration d’un dialogue sous-tend l’ensemble de l’ouvrage : recueil en « tu », La paume plus grande que toi est explicitement adressé à Nour, dont les premiers sons, les premiers pas dans une langue qui lui est propre sont tracés en miroir par Victoire, qui recueille sur papier les répétitions de syllabes, les onomatopées, les premiers « vrais mots inventés ». Bailly souligne le caractère intentionnel/intentionné de la parole : on veut dire quelque chose ou, quelque chose, en nous et par nous, cherche à se dire. Comme en écho direct à cette idée, à deux, Nour et Victoire créent un phrasé, une existence qui vient au monde comme une parole et une lumière – car « Nour2 troue l’opacité de la nuit ».

Surprendre le frémissement du sens

Autant que le récit d’une naissance, c’est celui d’une venue au langage qu’écrit Victoire de Changy, histoire aussi singulière qu’elle est millénaire. Transmettre un langage équivaut à transmettre une façon d’habiter le monde, de le qualifier ; et qu’est-ce que naître, sinon se frotter à la matière de ce monde ? L’omniprésence des mains, ce qui touche , et de la texture disent bien cet inépuisable côtoiement : les vêtements, la peau, les contours de la maison… La paume plus grande que toi est un recueil remarquablement sensoriel, singularité que l’on retrouvait déjà dans les précédents ouvrages de l’autrice et qui prend ici sa pleine mesure, se déploie comme les mains de la couverture. Évincée, la ponctuation, au profit d’un flux continu que porte une attention ininterrompue, concentrée en Nour et donc décuplée. Résultat : une méticuleuse observation de l’infime.

Victoire, « crieuse », murmure ici pour ne pas éveiller Nour. Entre deux clignements d’yeux  aux cils longs comme un bras elle griffonne d’une main, sur un morceau de papier ou dans les notes de son téléphone, quelques mots magnétiques, attrapant du même geste une impression, une sensation fugace qui jusque là n’avait pas de nom. Quelle autre forme que le poème pour saisir la furtivité de ces instants et de ces états toujours changeants ? C’est le frémissement du sens, le tremblement du vivant qui vibre sous les mots de Victoire. La paume plus grande que toi est un recueil qui convoque tous les sens et pas seulement celui de la vue : le toucher, mais aussi une disposition naturelle à l’écoute, que suppose l’écriture même du poème.

Le langage ne peut parler que parce qu’il résulte d’une écoute attentive et discrète, étonnée et patiente. […] Le poème, entre tous les actes de langage possible, est celui qui se souvient de cette écoute et de ce qu’elle ouvre en chaque langue 3 .

L’autrice se fait louve et renarde, elle emprunte au monde animal son écoute augmentée, celle que lui offrent les oreilles « poussées / dressées / par-dessus les [s]iennes / de lynx  / pointues et hautes ». Ce qu’il lui manque en temps pour écrire, pour « faire des choses », Victoire le récupère en spontanéité, le transforme en intensité.

Enfiler le temps comme une seconde peau

Mais le poème, les phrases, fonctionnent aussi, si pas comme échappatoire, comme promontoire :

si j’écris Nour c’est pour
faire un pas
à côté de lui
être
le temps des phrases
devant
derrière
ou au-dessus
oui
sur une autre planète
la planète mienne

L’écriture est le lieu de rendez-vous du temps à soi, un temps, loin d’être volé, qui apparaît réinvesti : l’écriture à la fois comme lieu de rencontre et comme outil pour s’emparer du présent, pour apprécier au mieux ce qui se déroule sous ses yeux. Car Victoire de Changy dit aussi l’immense fatigue des jeunes mères, des jeunes pères, celle du corps et de l’esprit mêlées face à la permanence de l’inquiétude et des journées-nuits, face au manque de sommeil et au désemparement que suscitent les pleurs d’un tout petit enfant. On a beau établir un dialogue, certains messages demeurent, parfois, indéchiffrables.

six mois comptent-ils double
quand on se rencontre chaque nuit
si j’en crois nos visages
oui

La maternité, à la fois état et qualité, est une expérience infiniment déclinée, en ce sens aussi plurielle que singulière. La dire revient alors à faire preuve d’universalité au départ du particulier : là réside une difficulté supplémentaire et une raison de plus, sans doute, pour laquelle on ne la dit que peu – emprisonnée qu’elle se trouve dans « le royaume de la norme4 » et des phrases prémâchées qui ne peuvent communiquer qu’une part seulement de vérité car on ne dit pas, on répète, et il y a autour des mots comme une sorte de contour vide. Par son aptitude à lester de poésie des sensations et situations volatiles, Victoire remplit de « petits cristaux » les contours vides de la maternité : La paume plus grande que toi contient des instantanés de joie, de chagrin et de douceur, le recueil porte en lui – à l’image de celui sur lequel il se calque – l’annulation de « toutes les petites fins du monde ».

Dire la maternité, c’est dire le temps qui manque et la fatigue, l’attention décuplée et les mouvements de l’infime, mais aussi le corps dédoublé qui peine à se retrouver. Frayer avec un tout petit enfant, une petite phrase qui s’écrit au jour la nuit, c’est voir le temps qui, comme la peau, s’étire et s’étrécit.

Nour sépare d’années-lumières
chacun des petits événements
vécus à ses côtés
dans le temps
immédiatement collés
deux choses étirent les minutes
et annulent
presque tout à fait
le juste avant
et le juste après

Au contact de l’enfant, l’élasticité gagne la peau comme le temps. Il y a l’enveloppe corporelle étirée, Victoire « comme augmentée », le tout plus « ajusté », rehaussant ses traits d’un éclat incomparable, puis il y a le corps déboussolé, lessivé, le corps morcelé : les yeux dans le dos, la main en voyage dans d’autres bras, la poitrine douloureuse et le dos « perpétuellement rond », mais, au-delà de tout ces états, qui englobe et qui répare, il y a le corps-cabane. C’est le corps déployé, dé-limité, étendu jusque dans la peau de l’autre, celle du plus petit qu’il a abrité :

Pourtant quand je touche Nour, quand je passe ma main immense et tannée sur son petit dos pâle, c’est toujours moi que je caresse.

Dans la poésie de Victoire de Changy, le temps qui se tend et se détend voisine avec le tendre de la chair : le poème se fait la traduction d’un affect, aussi premier et épidermique qu’insondable, celui de la tendresse.

Même rédacteur·ice :

La paume plus grande que toi

Victoire de Changy

L’arbre de Diane, 2020

96 pages