critique &
création culturelle
La première de couverture :
une vitrine pour l’éditeur, un héritage de l’ère industrielle

Au cours du XIX e siècle, les innovations techniques de l’ère industrielle et les mutations sociétales majeures qu’elles amènent modifient profondément et durablement le monde de l’imprimé : la production est multipliée, le lectorat s'accroît et le livre se transforme peu à peu en objet de consommation. L'époque va également voir la naissance de grandes maisons d’édition pour qui l’apparence du livre va constituer un enjeu majeur.

Quel lecteur n’apprécie pas déambuler dans les allées d’une librairie où les couvertures de livres s’étalent, offrant au regard une pléthore de couleurs et d’images, promesses d’évasion et arguments publicitaires à la fois ? Bien souvent, le livre, en tant qu’objet de papier et de carton, tend à s’effacer derrière l’œuvre qu’il contient et révèle, une fois les premières pages tournées. Pourtant, avant ce geste anodin qu’est l’ouverture du livre, la couverture capte l’attention du lecteur et lui livre des messages sur le statut de l’œuvre qu’il abrite. L’apparence que revêtent les couvertures de livre ne doit rien au hasard. Au contraire, c’est un espace particulier qui canalise de nombreux enjeux.

Selon Gérard Genette, tout texte s’accompagne d’autres éléments, verbaux, iconiques et plastiques, qui lui donnent la forme d’un livre. Ces éléments forment ainsi le paratexte, qui est « ce par quoi un texte se fait livre 1 ». Genette utilise l’expression se faire livre. Or, il est permis de postuler que le mouvement serait en fait inverse : le paratexte agit sur le texte et sur son sens. Ainsi, le livre en tant qu’objet parle du texte avant que le texte ne parle au lecteur. Cela ne signifie pas que le sens du texte soit modifié par la matérialité de l’objet qui le fait livre, mais son statut et son appréhension par le lecteur seront différents s’il paraît en édition de poche, ou dans l’illustre collection de la Pléiade de Gallimard, par exemple. Parmi tous les éléments qui donnent corps et signifiance au texte, la première de couverture apparaît comme un espace privilégié puisqu’elle est le premier élément avec lequel le lecteur entre en contact. C’est également un objet de communication au sens où s’y élabore un code que le lecteur est apte à déchiffrer.

Pourtant, au regard de l’histoire du livre, la première de couverture comme on la connaît actuellement est un élément récent, apparu vers la seconde moitié du XIX e siècle. À partir de la seconde moitié du XVIII e siècle, le monde de l’imprimé va connaître sa seconde révolution, la première ayant eu lieu en 1450 avec l’invention de l’imprimerie par Gutenberg, avec l’avènement de l’industrialisation du secteur : la machine à papier qui fabrique du papier en continu est inventée en 1798, la presse mécanique avec rouleau cylindrique fait son apparition dès 1812, la technique de la lithographie apparue en 1796 permet une reproduction des images à grande échelle… Bref, petit à petit, ce sont tous les aspects de la production qui se modifie : ce processus de mutations techniques prendra fin vers 1850, époque où le livre devient un véritable produit industriel.

« History of the Processes of Manufacture 1864 », A.H. Jocelyn, 1864

Parallèlement, l’époque est bouleversée par de profonds changements économiques et sociaux qui permettent au livre de devenir un objet du quotidien, utilisé par tous. En effet, l’alphabétisation ne fait que progresser depuis la Révolution de 1789 : « l’instruction est désignée comme le garant de la démocratie que l’on cherche à inventer, la chose imprimée devient la voie royale d’accès à la dignité du citoyen responsable ». 3 Les réformes qui touchent à l’obligation scolaire accélèrent le phénomène et rendent l’imprimé accessible à presque toute la population bien que les progrès soient graduels en fonction des régions ou du sexe des locuteurs (l’alphabétisation touche d’abord les hommes des centres urbains). Fin du XIXe siècle, ce sont toutes les couches de la population (femmes, enfants, ouvriers) qui font leur entrée dans le monde de la culture écrite 4 .

En outre, l’imprimé doit pouvoir se répandre : le contexte de croissance économique globale permet de nombreuses améliorations. La progression du réseau ferré bouleverse les habitudes : désormais, hommes et marchandises peuvent circuler plus rapidement, la communication s’accélère, des contacts s’établissent entre villes et campagnes. Toutes ces modifications amènent des nouvelles formes de l’imprimé et des nouvelles pratiques de lecture.

Dans ce bouillonnement de mutations, un personnage acquiert un rôle qui va croissant au fil du siècle : l’éditeur. Fédérateur des activités de production du livre, il assume un rôle commercial 5 , mais il endosse également un puissant rôle culturel et intellectuel. Face à la diversification de la chose imprimée, l’éditeur peut choisir de se spécialiser dans un domaine particulier, ou au contraire, de multiplier les produits en cherchant à atteindre toutes sortes de publics. L’éditeur peut aussi « incarner » une conception de la littérature et s’assurer ainsi la fidélité des auteurs qui ressentent la même affinité intellectuelle. Le XIXe siècle est donc une époque où naissent de grandes maisons d’édition présentes dans tous les domaines : littérature générale, édition scolaire, religieuse, scientifique, etc. 6 Dans ce contexte, il revient à l’éditeur la charge de faire ressortir sa production en lui donnant une certaine cohérence esthétique via l’usage de la collection.

D’ailleurs, celle-ci va très vite devenir un élément indispensable pour les éditeurs qui, en diversifiant leur activité, devaient rendre celle-ci la plus intelligible possible pour le public. La collection cumule donc plusieurs enjeux : tout d’abord, elle a permis la construction et la structuration des disciplines (histoire, sciences, médecine, littérature, etc.) 7 Elle a également une dimension idéologique : elle reflète les choix de l’éditeur à qui incombe la charge de composer des ensembles dont le critère d’unité peut varier (genre littéraire, goûts personnels de l’éditeur ou du directeur de collection, discipline, etc.). Évidemment, l’enjeu économique rentre également en ligne de compte : via la collection, le lecteur peut constituer sa propre bibliothèque qui reflète ses goûts.

Cependant, le tableau n’est pas complet si l’on n’évoque pas les changements qui atteignent également la couverture du livre. À la fin du XVIII e siècle, le livre broché fait son apparition sur le marché : le procédé, rapide et peu coûteux se répand rapidement. Au départ, la couverture ne comporte que le titre de l’ouvrage. Puis, ce sont bientôt toutes les informations contenues sur la page de titre qui y figurent : nom de l’auteur, marque de l’éditeur, etc. Aussi, les ornementations s’ajoutent à la couverture, qui prend des couleurs avec la vogue romantique : jaune clair, rouge, vert, bleu, rose 13 . La couverture endosse dès lors un rôle publicitaire que les éditeurs ne manquent pas d’utiliser. Celle-ci doit retenir l’attention de l’acheteur et lui donner envie d’acquérir l’ouvrage. Les collections qui naissent à la fin des années 1830 fonctionnent de la même manière : « par la répétition, les couvertures familiarisent avec la collection en même temps qu’elles en facilitent le repérage » 14 . Ainsi, les éditeurs vont multiplier les collections et séries bon marché pour atteindre un public populaire. À partir des années 1880, les techniques d’impression s’améliorent et leur coût diminue de sorte que la couverture brochée bénéficie d’un nouvel habillage. S’inspirant du réalisme de la presse périodique populaire, les collections bon marché des grandes maisons d’édition se parent des couleurs criardes et affichent une certaine outrance dans leur présentation. La couverture devient alors le lieu de véritables enjeux publicitaires : les ouvrages populaires illustrés envahissent le marché qui baigne dans un certain marasme.