Après avoir posé, dans l’épisode 2, comment et pourquoi « Language is a virus » est une phrase-slogan, retour sur cette affaire… « Language is a virus », donc… Oui mais, concrètement, ça veut dire quoi ?
1. Des divers systèmes de contrôle
Il m’est impossible, personnellement, de lire les essais « théoriques » de Burroughs sans y voir l’écho d’une autre phrase, d’un autre slogan, autrement plus connu, autrement plus ancré dans nos cultures occidentales. Les Essais sont des recueils d’articles parus dans les années 1970 et 1980 dans le magazine Esquire. B y vitupère à plusieurs reprises, laisse vagabonder sa pensée autour d’un verset célèbre de la Bible : « Au commencement était le Verbe. » Comme souvent dans ses articles, B prend au pied de la lettre — ou fait semblant de prendre au pied de la lettre — cette « vérité ». Il n’agit pas autrement, par exemple, lorsqu’il présente les « voix fantômes », « paroles » présentes sur des bandes magnétiques vierges, n’ayant jamais été utilisées, n’ayant jamais servi de support à un quelconque enregistrement. Jamais B ne remet en cause la véracité pour le moins douteuse de ces faits : ces faits, comme les multiples autres « vérités scientifiques » sur lesquelles B prend appui, étaient ses dires, lui sont utiles à transmettre ses visions singulières sur le monde. Dans la même logique, prendre au pied de la lettre le premier verset de la Bible sert merveilleusement son propos.

Pour B, ce verset est le signe incontestable de notre conditionnement. De notre aliénation. Nos vies, nos vies humaines, sont prises au piège. Se débattent au milieu d’une légion de systèmes de contrôle. Épiés, jugés, jaugés, inspectés, nos corps, nos vies, nos paroles et nos pensées sont tout du long soumis, par exemple, à l’éducation, tant au sein de la famille qu’à l’école, aux systèmes religieux, étatiques, policiers, aux normes sociales, aux morales multiples. Le but inavoué de ces systèmes est de nous restreindre. De nous empêcher d’aller où nous irions, suivant nos désirs, nos intuitions. Où irions-nous, en effet, si nous suivions nos désirs ? Nos intuitions ? Aucune idée. Tout au plus pouvons-nous avancer qu’il y a peu de chance que nous irions là où nous préconisent d’aller ces systèmes de contrôle. Mais comment, par quel moyen, ces systèmes parviennent-ils à leurs fins ? Par quel subterfuge arrivent-ils à nous contrôler, à restreindre nos libertés, à nous empêcher de nous ébattre joyeusement dans le monde ? À nous faire accepter, presque sans sourciller, ces contraintes comme étant « naturelles », « allant de soi », inhérentes à l’espèce et à l’existence humaine ?
2. De la langue écrite comme instrument de contrôle
De même que la pensée de B se nourrit de tout ce qui l’étaie — et lui permet de pousser plus avant son raisonnement —, de même sa théorie linguistique fait flèche de tout bois. N’importe quel article, fiable ou non, produit dans le champ de la connaissance lui est utile. Ainsi, la nature « virale » de la langue, B ne la tire pas de recherches linguistiques, fussent-elles les plus pointues ou les plus extravagantes, mais de quelques notions de biologie, relativement bien assimilées. Il existe autour de nous quantités de virus. Certains nous incommodent. Perturbent nos corps. Nous rendent malades. D’autres ont cette particularité singulière : ils se fondent si bien à l’organisme qu’ils infectent qu’il devient difficile, voire impossible, sans mener une étude rigoureuse, de distinguer le corps infecté et le corps infectant. Tous deux semblent « naturellement » ne faire qu’un. Se confondent. Comme s’ils ne formaient plus qu’un seul organisme.
Ainsi en va-t-il du virus de la langue.
Un jour, au commencement, il y a eu le Verbe, donc. La langue. Et singulièrement, dans nos sociétés occidentales, la langue écrite. Le mot s’étalant sur la page. Pour B, la langue, et singulièrement la langue écrite, a été et est encore le moyen dont usent les systèmes de contrôle pour asservir, restreindre ce qu’il y a de plus vivant en nous. Ainsi, loin de n’être qu’un simple jeu grammatical et linguistique, loin de n’être qu’un simple système de communication, la langue est avant tout autre chose un instrument. Outil utile servant au vaste projet secret de tout système de contrôle : nous épier, contenir nos pulsions, nos envies réelles et singulières, nos désirs. La bonne maîtrise — ou la non-maîtrise — de la langue, son « bon usage » selon des règles qui nous sont extérieures, indiquent notre plus ou moins grande soumission aux normes imposées, le plus souvent à notre insu, par ces multiples systèmes de contrôle.
3. De l’entreprise littéraire de WSB
Je pense alors ceci : l’entreprise littéraire de WSB, ses expérimentations et inventions les plus radicales comme ses « retours » à des pratiques de langue plus « lisibles », plus « efficaces », peuvent se comprendre comme une lutte acharnée contre un réseau de règles et de comportements — souvent non-dits — qu’il convient de suivre si l’on veut « bien » fonctionner à l’intérieur d’une société humaine. Paroles et pensées dogmatiques. Paroles et pensées « bien-pensantes ». Paroles et pensées asservissant plus que libérant. Paroles et pensées réglant le moindre de nos gestes. Paroles et pensées ayant cours dans une société où chacun de ses membres « épie » les autres. Évalue la bonne conduite, les bonnes manières, bonnes mœurs de son voisinage.

Je pense encore ceci : L’entreprise littéraire de WSB, depuis le milieu des années 1950 jusqu’au milieu des années 1990, tourne autour de quelques simples questions. Est-il possible de développer une pratique de la langue écrite différente de celle en usage dans nos sociétés occidentales ? Est-il possible d’écrire, d’user de la langue, sans être « infecté » par elle ? Est-il possible d’écrire, d’user du même instrument de contrôle, de cette arme redoutable qui nous infecte tout en échappant à son contrôle ? Est-il dès lors possible de retourner cet instrument contre lui-même ? Est-il même possible de faire de la langue écrite une arme efficace contre les systèmes de contrôle ?
Les tentatives de B pour faire de la langue une arme « efficace » sont multiples. Il faudrait maintenant les passer en revue. En détailler le comment et le pourquoi.
Ce sera l’objectif du prochain épisode…
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