Le Journal des Poètes existe. Les façons d’entrer dedans sont multiples. Mais en est-il une bonne ? Celle-ci, comme un chemin de traverse. Une critique en plein air, comme on le dit d’un chicon de pleine terre...
17 janvier 2020, rue du Marteau. Julie n’est pas là, m’annonce un monsieur en pantalon rose, mais la revue attend sur son bureau. Et voilà qu’une collègue me la passe au téléphone : Prends tout ton temps. C’est que j’aurais bien aimé lui souhaiter la bonne année de visu. Et cette absence d’échéance m’inquiète : je risque de ne rien remettre du tout… Le Journal des Poètes en est à sa quatre-vingt huitième année d’existence – cela impose le respect, comme à un auguste vieil homme qui tournerait au ralenti. Sur le dos, on peut lire : « Chez nous qui vivions/ On allume chaque fois que la mort éteint. » Hommage à Véronique Wautier.
Ce vendredi, parler de quelque chose semble au-dessus de mes forces. L’humour n’est point de mise. Il va falloir chercher qui est qui ; se renseigner un peu ; enlever la douleur. Alors, je traîne ce léger volume dans mes mauvaises mains entre Saint-Josse et Schaerbeek, guettant la ligne qui me réveillerait. Le ciel se dégage. Tout est calme. Je ne comprends rien ; j’attends. L’après-midi s’avance à pas lents. Des mots et des mots ? Des colonnes. Des groupes, des paragraphes. Des comptes rendus. Des blocs de sens. La grammaire. L’orthographe. La traduction. L’érudition. Le travail. La production. C’est sans doute admirable, ce soin à transmettre la vie de l’esprit… Qu’est-ce qui me parle là-dedans ? Tout. Rien. Ça se lit. Tout est bien. Je survole. Nuit sans sommeil. Il faut que le cerveau accepte la jambe. Que nous allions ensemble encore un peu. Partir ? Rester ? Des nuages réapparaissent. Le soleil joue à cache-cache. Il paraît qu’il n’est pas tombé un gramme de neige à Moscou. Qu’est-ce que les poètes ont à nous dire aujourd’hui ? Lettres noires sur fond blanc. Je cherche autre chose. Qu’y a-t-il à ajouter après l’entretien entre Pierre-Louis Flouquet et Pierre Reverdy, datant du mois de janvier 1932, qui ouvre ce numéro ? Le premier demandait : « Votre conception du Poète doit vous porter à croire qu’il possède le sens spirituel de l’heure. Serait-ce aussi vrai pour le social que pour le spirituel ? » Reverdy répondait :
Certes. Nul plus que le poète n’a le sens de tous les problèmes spirituellement et socialement posés par son temps ; mais nul moins que lui n’est propre à agir sur le plan des réalisations. C’est là sa malédiction qu’il est généralement maladroit dans l’action autant qu’il est habile et subtil dans la spéculation. Il est PROPHÈTE , il n’est pas politique.
Revenir, après cela ? Ici ou là-bas ? Comment dire ce qui nous tient ? Ce qui nous lie, nous sépare ? Où est le lieu ? Ce qui fait de nous ce que nous ne sommes pas ? Ou plus. Ou pas encore. On va habiter tous en Equateur. Comme ça, on ne va plus se compliquer la vie ! Voilà ce que mon âme affirme dans les rues de Bruxelles. Et peut-être n’a-t-elle pas tort. Je tourne les pages. Elles me retournent sans problème. Je les recopierai une autre fois. Et puis, soudain, l’hommage de William Cliff à Antoine Emaz. Au passé simple :
La première fois que nous nous rencontrâmes, nous n’échangeâmes que quelques phrases évasives, comme s’il y avait de la gêne de part et d’autre.
Parmi les lignes et les pages, les mots et les phrases, une voix brise le silence. Une voix se fait entendre dans ma gorge comme un fracas familier. Et cela suffit à réveiller les morts. Allumer la lumière sur mon trajet de léthargie. Comme une entente qui dégage la route des années mortes et vaines, oublieuses, oubliées. Vers d’autres contrées, d’autres cieux, d’autres songes. D’ailleurs, un train passe sous le pont de mon enfance. Un poème revient. Hommage à Conrad Detrez :
Sainte Mère de Jésus toi qu’on a
inlassablement invoquée au long
des longs siècles de chrétienté tu n’as
pas été sourde à ce petit Wallon
quand sa prière humble vers toi s’allon-
geait à travers une enfance martyre
Dame du Ciel reine des souvenirs
accueille-le dans ton cœur innombrable
et qu’il y trouve une eau meilleure à boire
que celle bue au moment de mourir
Et maintenant que quelque chose se termine, peut-être que le jardin recommence ailleurs ? Que lire traverse le texte comme une promenade de foyer en foyer ? Ou bien je m’égare. Pour un prochain Journal, qui sait ?