critique &
création culturelle
Les Gratitudes de Delphine de Vigan
Un merci n’est pas si amer

Après Les Loyautés , Delphine de Vigan présente Les Gratitudes . Émouvant par la perte de parole dont souffre une dame âgée, le roman propose de séparer les mercis de politesse de ceux de gratitude.

« Vous êtes-vous déjà demandé combien de fois dans votre vie vous aviez réellement dit merci ? Un vrai merci. L’expression de votre gratitude, de votre reconnaissance, de votre dette. »

Voici l’incipit de Les Gratitudes . Delphine de Vigan nous plonge dans un univers sénile, plein de tendresse mais aussi de regrets, de ne pas avoir pu dire « merci ». Michka, le personnage principal, est une dame âgée emmenée en EHPAD après avoir déclaré qu’elle perdait tout. On comprend très tôt qu’elle souffre d’aphasie, cette maladie dégénérative qui lui dérobe son vocabulaire, des mots après les autres. Marie, sa fille officieusement adoptée, et Jérôme, l’orthophoniste qui est censé la soigner, l’entourent et la choient tant bien que mal.

L’exposé de leurs relations respectives avec Michka apaise progressivement l’ambiance du livre, pour en faire oublier l’importance de remercier, non pas les petites attentions polies, mais les attachements sincères qui les lient vraiment. Et Michka elle-même, au lieu de dire « merci », prononce un léger « merdi » à ses deux compagnons. En me gardant de mésinterprétation, je ne reculerais pas sur le rapprochement facile avec le mot « merde », comme si, pour la vieille, remercier était compliqué ou inutile. Malgré tout, elle s’accroche à retrouver les hôtes de sa jeunesse que sa mère juive avait suppliés d’héberger, les nazis à leurs trousses, au cœur de la Seconde Guerre mondiale.

« - C’est peut-être les mots que vous cherchiez, Michka ?

- Oui, c’est fossible.

- Moi je suis orthophoniste, vous savez ce que c’est ?

- Oui, tout de même. J’ai été correctrice dans un grand… magasin. Pendant des années. »

Pour en revenir sur l’aphasie, un des oublis qui m’a le plus perturbé est celui du mot « d’accord » qu’elle remplace par « d’abord » dès les premières pages du livre. Je me permets d’extrapoler à nouveau sur le symbole que cette erreur renferme. Quand Michka consent à une sortie ou un café en disant « d’abord », cela pourrait dissimuler ses angoisses à réellement agir. Jérôme la préviendra de l’impossibilité de guérison, et une nonchalance est légitime face à tous les défis qu’elle affronte aux portes de la mort. Elle pourrait vouloir « d’abord » attendre et profiter de ce qui lui reste, avant de s’acharner à rattraper ce qu’elle a déjà perdu. Aussi voudrait « d’abord » oser remercier ses deux compagnons pour leur présence avant de tenter – en vain – un rétablissement aux allures de temps perdu.

Le thème de la vieillesse me rappelle un roman que j’avais critiqué précédemment sur Karoo : La fin des abeilles de Caroline Lamarche. Même s’il est ici bien moins exploité, le rapprochement entre l’aphasie de Michka et la cécité de la mère de Lamarche mène à l’évocation de livres audio dans les deux cas. Delphine de Vigan explicite davantage l’infantilisation de Michka avec ses exercices hebdomadaires de vocabulaire, alors qu’ils feraient plutôt penser à ceux des enfants de primaire qui apprennent à lire ou à écrire. Et aussi avec ses cauchemars récurrents à propos de la directrice d’EHPAD avide de rentabilité qui l’effraie de sa sévérité, totalement imaginaire. Ce passage-clef résume plutôt bien l’image de la vieillesse que Les Gratitudes véhicule :

« Vieillir, c’est apprendre à perdre.

Encaisser, chaque semaine ou presque, un nouveau déficit, une nouvelle altération, un nouveau dommage. Voilà ce que je vois.

Et plus rien ne figure dans la colonne des profits. »

Enfin, la narration particulière du récit rappelle le précédent roman de Delphine de Vigan. À savoir son partage équilibré à différents personnages : quatre dans Les loyautés , Marie et Jérôme dans Les Gratitudes – bien que le point de vue de Michka manque cependant. La quatrième de couverture de l’édition Livre de Poche mentionne « son exploration des lois intimes qui nous gouvernent », expliquant la similitude des schémas narratifs et des passages sombres, drôles et théoriques qui s’y mêlent. Un prochain volet est déjà annoncé. Il devrait aborder les ambitions. J’espère pouvoir en écrire un article sur Karoo à sa parution.

Même rédacteur·ice :

Les Gratitudes

Delphine de Vigan

Editions Le Livre de Poche, 2020

185 pages