critique &
création culturelle
L’insurrection poétique
Rendre le monde plus habitable

Les éditions Bruno Doucey publiaient en 2015, à la faveur du Printemps des poètes, l'anthologie L’insurrection poétique. Manifeste pour vivre ici : voici les (é)cri(t)s de cent-dix poètes, français ou étrangers qui n’ont jamais renoncé à changer la vie.

« Autrefois
à la mémoire des poètes
on élevait des statues en or
Chez nous
par charité musulmane on leur creuse des tombes
et nos poètes
la bouche pleine de terre
continuent de crier »

Ahmed Bouanani, Il en est… (extrait)

Selon l’auteur américain Lawrence Ferlinghetti, « [l]a poésie peut encore sauver le monde en transformant la conscience »1 . Ces mots riches d’espoir s’inscrivent au cœur de la démarche adoptée par L’insurrection poétique. Manifeste pour vivre ici . L’anthologie se compose ainsi de vingt-deux sections qui cherchent à transformer la conscience du lecteur, au fil des thèmes qu’elles abordent (sexisme, ignorance, apartheid…).

Tour à tour, des poètes issus de tous les horizons prennent la parole pour exprimer leur révolte face à un état de fait ou une autorité morale, sociale, religieuse… Derrière chacune de leurs insurrections transparaît une même exigence de changement : donner une valeur nouvelle à la vie, lui redonner sens pour rendre le monde plus habitable.

Un autre regard sur la vie

Dans La mort doucement , Martha Medeiros attire notre attention sur le danger que représentent selon elle certaines habitudes. L’être qui détruit son amour-propre, se plaint quotidiennement de malchance ou de la pluie incessante, ne voyage pas… meurt lentement.

Dès lors, l’auteure portugaise nous suggère d’éviter une mort à petit feu , « en [nous] rappelant toujours qu’être vivant exige un effort bien plus grand que le simple fait de respirer ». Il s’agit de découvrir d’autres horizons, d’être actif grâce au travail ou à l’étude, de ne pas abandonner d’avance un projet…

À travers son texte, Martha Medeiros tente ainsi de partager avec le lecteur une nouvelle conception de la vie humaine, selon laquelle le seul critère biologique ne suffit plus.

« On meurt lentement à ne pas voyager, à ne pas lire, à ne pas écouter de la musique, à ne pas rire de soi.

On meurt lentement à détruire son amour-propre. C’est peut-être une dépression, maladie sérieuse qui requiert une aide professionnelle. Alors on dépérit jour après jour à ne pas vouloir être aidé.

On meurt lentement à ne pas travailler ni étudier, et la plupart du temps, ce n’est pas par choix mais plutôt le destin : alors un gouvernement négligent peut tuer lentement une bonne partie de la population.

On meurt lentement à se plaindre tous les jours de malchance ou de la pluie incessante, abandonnant un projet avant de l’avoir commencé, ne cherchant pas à se renseigner sur un sujet méconnu et refusant de répondre quand l’autre s’enquiert de ce que l’on sait.

[…] Puisqu’on ne peut éviter une fin soudaine, que l’on évite au moins une mort à petit feu, en se rappelant toujours qu’être vivant exige un effort bien plus grand que le simple fait de respirer ».

Transformer le paysage urbain

Écrit par Gisèle Sans, le texte La fourmilière de solitude nous amène à découvrir le monde urbain moderne à travers le regard de la poète. Celle-ci commence d’abord par décrire son désespoir face au flux continu de véhicules sur les routes, ainsi que l’agression visuelle engendrée par les rames.

Les fenêtres des maisons opaques
regardent les toboggans routiers
déverser le flux continu
qui arrête l’espoir

Les rames
violent en l’air
les façades grises

éclaboussent d’étincelles
les rails en lames
dans le sifflement des tunnels noirs

Le contraste entre, d’une part, cette réalité et, d’autre part, celle qu’espère l’auteure, l’amène à ressentir son rêve comme une maladie la rendant inapte à mener une vie active normale.

Invalidante
la sclérose en plaques
du rêve    de l’imagination

La suite du poème met l’accent sur l’étouffement que Gisèle Sans perçoit à différents niveaux dans les villes. Les jardins publics sont comme mis en cage par les voies rapides, la pollution urbaine affecte la respiration des habitants et l’arbre s’asphyxie à cause du bitume.

Emprisonnés
les jardins publics mornes
dans les voies rapides

Dans son hyperactivité bruyante
l’odeur poussiéreuse des villes
étouffe
tout souffle de vie

L’arbre
planté il y a longtemps
sauvé par bonne conscience
s’étiole

meurt     lentement    d’asphyxie

encrassé de bitume
coulé à son pied
pour faire propre

Si l’exigence d’un changement est aussi présente que dans La mort doucement , elle se manifeste cette fois implicitement. Il ne s’agit plus d’offrir au lecteur une clé pour donner une valeur nouvelle à la vie, mais bien de lui signifier, en faisant le tour des dégâts perçus, qu’il est nécessaire d’en trouver une.

Un monde plus égalitaire

À travers son poème Accourez vite… , Agénor Altaroche dépeint la fierté qu’éprouve un individu riche par rapport au luxe des fêtes qu’il co-organise. Qu’importe si le coût de ces festivités pèse sur un peuple exclu de l’événement, qu’importe si le prolétaire meurt de faim à proximité d’un beau festin… Pour le privilégié égoïste, seule compte la satisfaction de son propre plaisir.

Accourez vite à nos splendides fêtes !
Ici banquet, là concert, ailleurs bal.
Les diamants rayonnent sur les têtes,
Le vin rougit les coupes de cristal.
Ce luxe altier qui partout se déroule,
Le peuple va le payer en gros sous…
Municipaux, au loin chassez la foule.
Amusons-nous !

Quel beau festin ! mets précieux et rares,
Dont à prix d’or on eut chaque morceau,
Vins marchandés aux crus les plus avares
Et que le temps a scellés de son sceau…
Quel est ce bruit ?... - Rien, c’est un prolétaire
Qui meurt de faim à quelques pas de vous.
- Un homme mort ?... C’est fâcheux ! Qu’on l’enterre.
Enivrons-nous !

Ainsi, Agénor Altaroche souligne dans Accourez vite… le caractère choquant de la situation décrite ci-dessus, afin d’inciter le lecteur de son époque à agir pour redonner sens à la vie.

L’anthologie L’insurrection poétique propose non seulement des poèmes qui permettent de prendre du recul, mais aussi des « ouvertures » de sections pleines de sagesse, à l’image du discours de Victor Hugo.

Les intelligences sont des routes ouvertes ; elles ont [...] des visiteurs, bien ou mal
intentionnés, elles peuvent avoir des passants funestes ; [...] faites le jour partout ; ne
laissez pas dans l’intelligence humaine de ces coins ténébreux où peut se blottir la
superstition, où peut se cacher l’erreur, où peut s’embusquer le mensonge. L’ignorance
est un crépuscule ; le mal y rôde. Songez à l’éclairage des rues, soit ; mais songez aussi,
songez surtout, à l’éclairage des esprits.

Même rédacteur·ice :

L’insurrection poétique, Manifeste pour vivre ici

Anthologie établie par Christian Poslaniec et Bruno Doucey
Préface de Bruno Doucey

Éditions Bruno Doucey, 2015

256 pages