Mêler des personnalités historiques à des personnages fictionnels dans la Belgique postrévolutionnaire, c’est tout le défi du polar Lumière dans les ténèbres signé Philippe Remy-Wilkin. Histoire revisitée et suspens maîtrisé nous entraînent à toute allure dans un récit rocambolesque.

Le roman s’ouvre sur un article de l’Indépendance belge, datant du 14 juillet 1865. Le baron d’Alladières, figure de la Révolution de 1830, a disparu. Fait étrange : la disparition se déroule dans la chambre du baron, fermée de l’intérieur, et sans aucun témoin de la scène. Tout indique pourtant que quelque chose de grave et d’inquiétant s’est produit. Des cris provenant de la pièce, un tas de cendres sur le sol, les molosses décapités au pieds du lit et puis surtout des lettre ensanglantées qui reprennent un slogan inachevé : Vive la Belg… La scène marque ainsi le début d’une enquête relayée par la presse, qui tiendra en haleine la population belge, les enquêteurs et les journalistes, ainsi que la crème de la bourgeoisie locale.

Les premières lignes annoncent d’entrée de jeu le thème majeur du roman : la classique énigme en chambre close – genre policier simple et efficace, où se décline des histoires mystérieuses de meurtres ou de disparitions dans une pièce hermétiquement fermée. Ce principe fera l’inspiration d’une série de grands auteurs comme Agatha Christie ou Gaston Leroux. L’auteur fait même un clin d’œil au genre, non seulement en titrant le Livre premier la Chambre close mais aussi en y incarnant brièvement un des pères, Étienne-Léon de Lamothe-Langon, à qui il fera dire ces mots :

« L’affaire Dumas ? Ah, c’est l’un de mes chefs-d’œuvre, n’est-il pas vrai ? J’y ai créé un nouveau genre littéraire, l’énigme du crime commis dans un lieu hermétiquement clos. Et j’espère que la postérité me rendra justice, qu’elle me verra comme un précurseur de génie. Car, voyez-vous, mon jeune ami, nous vivons dans une époque où l’on se détourne des apparences du monde, la façade, l’or et les stucs, pour s’intéresser à l’envers du décor, les sentiments et les faits cachés. L’on tend désormais à préférer les ténèbres à la lumière, et c’est le règne de la gothic novel, Sade et la sexualité, les vampires et l’horreur, Vidocq et le crime. On quitte les salons pour fouiller les poubelles ou les bas-fonds de l’âme. Et ce n’est pas dégoûtant, c’est passionnant, neuf, vivifiant. Adieu perruques et poudres, artifices et mensonges ! »

Mais le roman de Philippe Remy-Wilkin se révèle vite inclassable dans une catégorie si précise ; plus complexe qu’un simple type de mystère en chambre close. Celle-ci n’apparaît dès lors que comme un prétexte à l’histoire qui se déroule, sorte d’épisode d’arrière plan, quand l’accent est plus mis sur une série d’intrigues qui s’amoncèlent au fur et à mesure. Si la résolution de la disparition du baron d’Alladières sous-tend l’ensemble, l’affaire s’inscrit surtout en tant qu’introduction ou conclusion à d’autres mystères plus centraux. Ces énigmes, qui s’entremêlent dans le récit principal, sont nombreuses et déstabilisantes. Difficiles à imbriquer les unes dans les autres, elles ne font sens que vers la fin du roman.

Le genre policier est également étoffé grâce à ses apports, qui constituent la force et l’originalité du récit. Philippe Remy-Wilkin signe ainsi un livre où les genres se superposent, sorte de polar historique avec une pointe de fantastique. Celle-ci est suscitée par des touches mystiques et surnaturelles qui viennent appuyer les événements, en donnant pourtant parfois une impression de deus ex machina dans la résolution de l’affaire, assez surprenante quand l’ensemble du roman se base sur des faits ancrés dans le réel. L’histoire se passe trente-cinq ans après la Révolution belge, qui vient cadrer l’ensemble à coups de flashbacks et autres réminiscences des différents personnages. Bien que majoritairement fictionnel, le mystère repose sur des lieux, faits et personnages réels. On découvre une Belgique encore neuve et fragile, où les tensions sont toujours présentes, bien que sous-jacentes. On retrouve particulièrement cette impression de héros de la Révolution intouchables lors de l’enquête policière : hors de question de perturber l’ordre sociétal fraichement établi.

Si l’histoire balade le lecteur dans une multitude de lieux (bref passage à Paris, excursion en Germanie, visite cruciale des îles hollandaises ou des récifs au large des côtes australiennes,…), la Belgique reste le cadre principal du récit, avec les villes d’Ostende, de Tournai et avant tout de Bruxelles. Se promener avec les personnages dans des lieux emblématiques, comme le Parc royal, la Grand-Place, la place Rouppe ou encore le Sablon, constitue une vraie richesse pour le lecteur belge.

Cette base historique se retrouve également dans les personnages incarnés dans le récit. Une fois encore, Philippe Remy-Wilkin prend appui sur le réel au service de sa fiction.  On y rencontre Baudelaire, Étienne-Léon de Lamothe-Langon, Lucretia Jans, Johannes Van der Beeck,… Il met ainsi en scène des personnes réelles en les romançant ouvertement. Il détourne ces écrivains et autres grandes figures, en reprenant leur personnalité au profit du développement de son intrigue. Philippe Remy-Wilkin annonce toutefois sa démarche de façon limpide, et justifie ses intentions en les mettant dans la bouche d’un de ses personnages qu’il « emprunte » au réel.

« Bah, qu’a donc fait Dumas pour ses Mousquetaires ? A-t-il demandé l’avis de ses modèles ? Et les rôles qu’il attribue à Richelieu ou Mazarin, pensez-vous qu’ils soient conformes à la réalité ? Non, mais tout le monde s’en fiche, mon jeune ami. Tout le monde sauf cette engeance d’historiens qui se gargarisent de vérités et se croient en mesure de recréer le passé alors qu’il est à jamais insaisissable. Ils ont érigé un autel au dieu Vestige, comme si les hommes d’hier n’avaient pas été capables de copier, de mentir. […] Nous sommes entourés de supercheries littéraires, et depuis toujours. Autant ne pas être dupe et se moquer des idées préconçues sur le réel, se jeter dans la brèche et recréer la vie plus belle et plus complexe. C’est là mon système, mon enfant. Un système philosophique… et économique ! »

Ces personnalités, certaines connues, d’autres beaucoup moins, remettent constamment en question la culture générale du lecteur. Deux possibilités s’imposent alors : une lecture passive, qui permet de vraiment s’imprégner de la fiction, et laisse cette barrière entre fiction et faits réels intentionnellement floue, ou opter pour une lecture proactive. Celle-ci vient combler les lacunes du lecteur au fur et à mesure des interrogations soulevées et permet de mieux saisir la complexité de l’intrigue et de ses ramifications, au risque de prendre le double du temps pour venir à bout de l’histoire.

Né à la fin du XVIIe siècle, la légende dit que le célèbre alchimiste est immortel.

Entrer dans le récit peut d’ailleurs parfois être complexe, notamment à cause des noms à faire pâlir les dyslexiques (de Valnère, Alcibiade Vauvert, d’Alladières, Lasteyrie du Saillant, …). Le style d’écriture est également alambiqué par moment, avec des descriptions interminables et un vocabulaire lourd, presque digne de l’époque. Le lecteur est toutefois très vite happé par l’histoire grâce à sa narration particulièrement rythmée, en points de vue croisés. Celle-ci alterne dans un premier temps entre de Valnère et Vauvert, qui rencontrent tour à tour un nombre incalculable de personnages en lien avec l’affaire, s’enchaînant rapidement. Le premier travaille dans le milieu de la presse, le second dans celui de la police. L’un retrace une légende du siècle passé autour du comte Saint-Germain afin de lever le mystère de la disparition du baron, tout en cherchant à raconter une histoire captivante et mystique (métier de journaliste oblige), l’autre se focalise sur les faits historiques et les rencontres du disparu. Ensemble, ils soulèveront un ensemble d’interrogations qui alimentent le récit. Mais la résolution de l’enquête vacille entre les découvertes de plusieurs autres protagonistes, qui n’apparaissent que petit à petit. Ainsi, les suspects ne sont pas les seuls à s’enchaîner au fil des pages et les « héros » semblent tout aussi nombreux.

Autre complexité des personnages : chacun se cache sous plusieurs alias (SPOILER ALERT1). Remy-Wilkin a plus d’une fois recours à un procédé de personnification pour certains de ces personnages, dont il ne révèle l’identité qu’au compte-gouttes. C’est par exemple le cas de Dévotion, Mystère et Ténèbres, qui ponctuent le Livre premier de façon récurrente. Sortes de parenthèses particulières au cœur de l’intrigue, ces personnages anonymes viennent, en quelques lignes, relancer l’attention du lecteur en commentant les événements.

La narration elle-même est également continuellement remise en question. À l’idée de points de vue croisés entre les différents personnages, s’ajoutent différents styles d’écriture. Remy-Wilkin intègre ainsi des passages épistolaires, en plus d’articles de journaux et de fragments de journal intime. Les différentes parties du Livre premier se concentrent respectivement sur des duos, tandis que le Livre Second enchaîne des sous-chapitres courts, tous centrés sur des personnages qui semblent aux antipodes l’un de l’autre, tant dans l’espace que dans le temps. Les événements présentés dans les différentes parties ne sont également pas toujours chronologiques. Tout est fait pour questionner le lecteur, le faire s’interroger en permanence sur le développement du récit, le désorienter. Remy-Wilkin bouleverse continuellement l’ordre établi. Ce qu’on pense avoir compris est réfuté quelques pages plus loin, les disparus réapparaissent et les morts ne le sont jamais vraiment non plus. À cela s’ajoutent l’enchaînement rapide de scènes, tantôt haletantes, tantôt contemplatives, et un nombre incalculable de personnages. Ceux-ci sont d’ailleurs tous plus ou moins liés les uns aux autres, que ce soit par leurs liens familiaux (on a presque envie de dessiner un arbre généalogique au fur et à mesure, pour être sûr de ne pas s’y perdre) ou par leurs nombreuses rencontres dans un monde qui semble assez fermé. Si l’enquête avance indéniablement, elle est toutefois complexifiée par tous ces procédés.

Le Batavia, bâtiment de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, fait naufrage le 4 juin 1629.
Illustration de l’édition de Jan Janz : Ongeluckige Voyagie (1647) © WA Museum

Dans ce contexte, les trente dernières pages du récit sont cruciales, et particulièrement bien réussies. Trouvant son origine deux siècles plus tôt autour du naufrage du bâtiment de la Compagnie des Indes, le Batavia, développé en long et en large au cœur du Livre Second, le dénouement se révèle petit à petit de manière habile dans cette ultime partie. Sur ces quelques pages, les protagonistes résument les péripéties et les relations nébuleuses évoquées plus haut entre les protagonistes. Cette recontextualisation permet la mise en avant des indices clés éparpillés tout le long des trois cents pages précédentes, et apporte une conclusion particulièrement évidente et bien pensée. Si l’on a parfois le sentiment de devoir s’accrocher au récit où les incompréhensions s’accumulent et semblent insolubles, on en ressort toutefois amplement satisfait, la tête pleine d’aventures et la culture générale grandie. Lumière dans les ténèbres fait partie de ces livres qu’on a envie de recommencer dès la dernière page tournée, afin de redécouvrir sous un nouveau jour toutes les intrigues qui nous ont données du fil à retordre.

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Lumière dans les ténèbres

Écrit par Philippe Remy-Wilkin
Samsa, 2017
333 pages


  1. Le comte Smaragda est en fait le comte Saint-Germain, aussi connu sous les noms de Di Primavera, Carnavale, Isaac ou encore Mystère ; le Mélomane est en fait Hugo ; Dévotion représente Figaro ou Eusebio,…