À côté de l’éternel Au-dessous du volcan , Malcolm Lowry nous a légué Lunar Caustic , court récit édité à titre posthume en 1963 et réédité l’année passée chez Maurice Nadeau. L’alcoolisme, rassemblant auteur et protagoniste, y est comparé à un voyage en mer, rempli de contrastes déconcertants et de questionnements plus profonds sur la réalité.
Un homme sort d’un bistrot, du côté des docks, au petit matin, une bouteille de whisky dans sa poche. L’odeur de la mer emplit ses narines et il glisse sur les pavés aussi légèrement qu’un bateau qui quitte le port.
Le ton glaçant de Lunar Caustic se ressent dès l’incipit. Bill Plantagenet, l’Anglais perdu à New York, dont l’alcool imprègne les veines, s’échoue un matin à l’entrée d’un hôpital qui le prend en charge. L’établissement qui a inspiré Malcolm Lowry s’avère exister réellement : le Bellevue, où il a suivi lui-même la cure de désintoxication à l’origine du récit. Il se situe en face d’une des voies fluviales de la métropole, en lien avec toute la métaphore du voyage en mer qui anime l’ivresse de Plantagenet. Il se compare délibérément à un bateau à la dérive, sur le point de couler dans le whisky.
Le titre introduit un aspect primordial pour l’histoire que je rapprocherais volontiers à l’absurde surréaliste. Comme les associations spontanées du cadavre exquis, le titre évoque un « caustique lunaire », sorte d’oxymore entre la débauche corrosive que provoque l’alcool et le voyage extraterrestre, en dehors de la sobre et fade réalité. Plantagenet est en effet ce personnage qui vit dans un monde qui lui est propre, rempli de contrastes baudelairiens, entre un trouble peu désirable et un doux rêve qui l’échappe d’un quotidien qu’il refuse d’affronter.
Il reconnut le crépuscule qu’un instant auparavant il prenait pour l’aube. Assis sur son lit, quelqu’un lui tâtait le pouls. S’efforçant d’ouvrir les yeux, il distingua une forme vacillante qui se divisa en trois, en deux, pour finir sous l’aspect précis d’un homme vêtu d’une blouse blanche.
Par exemple, à son réveil dans son lit d’hôpital, il s’annonce sous le nom « H.M.S. Lawhill », le nom d’un quatre-mâts anglais qui a navigué au début du XXe siècle. Il s’exclame ensuite : « Le retour au présexuel ravive la nécessité de la nutrition. » Cette phrase ne recevra aucune explication, simplement un aveu postérieur de son ébriété au moment où il l’a prononcée. Cependant, c’est une preuve supplémentaire de son regard nihiliste sur la société, et le refuge que constitue cette ébriété qu’il accepte d’abandonner à la condition de retourner en Angleterre pour parcourir l’Irlande en chariot.
Une peur, plus grave que celle de se trouver sans un sou, donc de cesser de boire, peur faite d’aspirations torturantes et de haines, d’insondables regrets et d’un remord paradoxal, prématuré, venant de son échec à rejoindre ce pour quoi le temps allait en fin de compte lui manquer : affronter honnêtement le monde.
Lunar Caustic s’articule autour de onze chapitres, sans véritable intrigue qui les lie, si ce n’est la chronologie. Le livre s’affranchit d’un schéma narratif traditionnel dans lequel on suit un personnage à travers une quête, à la faveur d’un plus simple épanchement presque poétique des horreurs du décor. Le septième chapitre, par exemple, semble sorti du fil rouge. Il déroule une pièce de théâtre organisée par le service des soins de Bellevue. On comprend après quelques pages que cette représentation reçoit des interférences imaginaires de Plantagenet, qui y aperçoit des personnages sortis des tréfonds de sa mémoire et de ses attentes.
Après tout, il n’était qu’un ivrogne, pensa-t-il, bien qu’il eût longtemps prétendu, au contraire, qu’il était un fou, revêtu de la pleine dignité de la folie. L’homme qui se prenait pour un bateau.
Ces alter ego fictifs dans la fiction constituent la dimension qui m’a peut-être le plus séduit. De fait, excepté un médecin qui interagit avec Plantagenet sur quelques lignes, les personnages principaux du récit sont des dédoublements de lui-même. Garry, un enfant prêt à raconter des histoires à n’importe quelle occasion ; M. Kalowsky, un vieillard repenti de l’Angleterre et combattant aux côtés de la France en 1870 ; Battle, un afro-américain déjanté qui chante et danse en permanence. D’ailleurs, la folie, liée au génie résume assez bien la substance du récit. Elle combine le lyrisme enivrant du quotidien effrayant et la dénonciation d’un monde qui ne suit plus la marche titubante de l’auteur.