critique &
création culturelle
Manière de lumière :
autour de l’immense poésie Manifeste Incertain VII

Lecteur infatigable du Manifeste Incertain , Elias Preszow cherche ici à rattraper un rendez-vous que personne ne lui a fixé, sauf l’ombre chantante d’un battement d’ailes impossible à oublier ?

Nul Opium ne  peut calmer la Dent
Qui ronge l’âme

E.Dickinson

Дробясь о гранитные ваши колена,
Я с каждой волной – воскресаю!
Да здравствует пена – веселая пена –
Высокая пена морская ! 1

М.Цветаева

Ce texte est en retard. Sur son temps. Sur la vie. Il court après un train impossible à rattraper. Ce train s’appelle Frédéric Pajak. Après le V vient le VI,  arrive le VII. Le dernier numéro de ce livre sans fin qu’est le Manifeste Incertain est paru il y a quelques mois déjà. Mais le temps d’apprécier le paysage, on n’avait pas le loisir de commenter cette Immense poésie . Ce n’est qu’aujourd’hui, avec un peu de recul, qu’il semble envisageable d’écrire deux mots sur une Chambre américaine/une Terre russe vues par cet admirable écrivain doublé d’un dessinateur furieux qu’est Pajak.

Écrire , « c’est corriger, c’est réécrire, c’est lire. Dessiner, ce n’est pas forcément corriger, c’est peut-être recommencer, mais ce n’est pas corriger » , déclarait-il, il y a quelques années, dans une émission radiophonique2 , à l’occasion de la sortie d’ Une immense solitude consacrée à Turin, en compagnie de Nietzsche et Pavese… Il nous faudra nous passer d’adjectifs pour approcher un peu la substance de ce dernier volume tant il est vrai que le style commence là où ceux-ci disparaissent.

Pour raconter le monde, Pajak n’ampoule jamais. Il opte pour un ou deux personnages, souvent des gens de plume, qu’il suit obstinément dans leurs tribulations. L’existence et l’art se confondent dans cette matière opaque qui s’appelle la vie, et que notre auteur rend à force de questions. Enquêteur de l’intime, il interroge le passé, les ombres laissées par quelques étoiles filantes dans les ténèbres du siècle. L’histoire, chez lui, se lit à hauteur d’homme. Pour reprendre une réflexion de Gadamer :

« L’expérience de la transmission historique du passé dépasse fondamentalement ce qui, en elle, est l’objet possible d’investigation. Elle n’est pas vraie – ou non vraie – dans le sens seulement sur lequel la critique historique a compétence pour décider. Elle ne cesse de communiquer une vérité à laquelle il importe de participer. » 3

Ici, ce sont des vies de femmes que Pajak nous invite à embrasser. Les poétesses Emily Dickinson et Marina Tsvetaieva témoignent d’une solitude qui n’a pas fini de nous interpeller. Leurs paroles sont comme des cris qui disent une liberté indomptable, un désir démesuré. Les images temporisent les fragments écrits à la façon du journal ou de l’essai, tout se découvre à pas lents, dans un murmure. On avance là-dedans comme en un labyrinthe. « Les couloirs du cerveau » d’Emily, les étendues sauvages de Marina. Deux territoires de l’âme en bordure de réalité, au cœur de l’incertitude. On guette le danger, ouvrant grand les oreilles, l’œil se promène entre hier et aujourd’hui. Ce n’est pas la petite anecdote qui retient Pajak, mais comment un détail volé à l’ordinaire éclaire soudain le tragique d’une trajectoire et met en tension son époque. Comment quelque chose se dévoile dans une rencontre, un échange de lettres, une histoire d’amour, une note. Il effleure les événements, caresse les perspectives, souffle sur la poussière des vieux volumes, en quête de formes nouvelles…

Il y a de la délicatesse dans son trait, de celle qu’on imagine conquise à travers un long combat intérieur pour apaiser la rage. Recoudre d’anciennes blessures en égrenant les heures. C’est de ce mouvement-là que part sans cesse l’auteur, par-delà toute description. Il capte les tiraillements, les doutes, les faiblesses, les regrets, les élans, les folies. Il attend que cela arrive en griffonnant dans la marge. Ensuite, c’est l’explosion. Peu de mots y suffisent. L’obscurité ambiante fait le reste. La blancheur demeure un mystère. C’est celle des os, sans doute. D’un morceau de visage aussi. De certaines fleurs peut-être ; d’un portrait d’oiseau ou d’abeille ; d’un trou de lumière entre les arbres. Ou encore, c’est l’écume de la mer. Le rythme du récit se compose ainsi, par va-et-vient successifs, flux et reflux.

Le lecteur cherche la meilleure façon de suivre, de poursuivre. Souvent, il faut lever les yeux, rêver à distance, prolonger un instant le sillage du silence de l’autre côté de la page… Poser les mains sur la table. Table du supplice et de l’évasion4 . Boire un café ; regarder par la fenêtre. Attendre le texte. Attendre quelque chose. Serait-ce cela aussi, penser ? Temps perdu ? Contretemps ? Comme celui qu’on prend en voyageant. Mais de quel voyage s’agit-il ?

Tout poète est, selon Marina, un émigré du Royaume des Cieux. Il a quitté l’Éternité pour se morfondre dans le temps, et il lui est désormais impossible de retourner dans le ciel. Oui, tous les poètes viennent d’ailleurs : « Alignez-les mentalement en rang, sur lequel de ces visages voyez-vous qu’il est bien présent ? » Ils ne sont pas non plus dans le monde visible, ce que Marina appelle « la peau du monde ». 5

Il se passe alors ce glissement étrange qu’espère sans doute n’importe qui se livrant à l’espace imaginaire : ce décalage dedans-dehors. On flotte entre les rives du temps. On ne sait plus notre nom, ni le jour, ni la date. Les dessins sont devant nous comme des pierres sur un chemin de montagne. On grimpe, on grimpe parmi les lettres, les figures, comme si tout cela avait un sens, allait en avoir un. Comme si, en haut, nous attendait une révélation, une réponse, un écho…

Et puis, il y a l’humour de Pajak. Aussi calme, aussi mélancolique qu’un volcan éteint. À la fois généreux et tranchant, détaché et mordant, ce rire. (Diable, que d’adjectifs !) De celui qui ridiculise les illusions d’un tour de main. Mais s’en sert, de l’autre, pour un jeu avec l’inconscient en un cache-cache dont nous ignorons tout. Une étoile baignée d’encre, l’esquisse du vent, fléchette lancée dans la cible-mémoire.

« Le peuple russe, tout religieux qu’il est, a rêvé d’un paradis immédiat, terrestre, matériel. Un paradis d’égalité, de justice. Il a rêvé le plus beau rêve, un rêve long comme la longueur de l’Histoire. Les révolutionnaires professionnels, improvisateurs et opportunistes, l’ont trahi ; ils l’ont asservi à leurs lois absurdes, l’ont déporté et tué comme nul peuple avant celui-ci. Aujourd’hui, ses oppresseurs n’agissent plus au grand jour : oligarques et banquiers se dérobent derrière de hautes façades vitrées qui reflètent d’autres hautes façades vitrées. » 6

C’est chaque fois l’émeute dans la tête lorsqu’un tome du Manifeste sort. Sentiment d’une ponctualité autre, cette petite musique du bonheur fait sauter les aiguilles au cadran et remonte le palpitant à sa juste fréquence. Quelques vers tracés sous un dessin de gare et un portrait de babouchka tenant dans ses bras une icône de la Vierge, témoignent de l’impossible accord entre voir et parler, écouter et montrer, vivre et se souvenir, écrire et dessiner, appelant notre regard quelque part aux confins de la modernité :

Vaste, vaste Russie, bien trop grande pour moi
Devant toi je me tais et me couche comme un chien
Car les mots trop étroits ne disent presque rien
Rien de l’immensité et rien de mon émoi 7

Même rédacteur·ice :

Manifeste Incertain 7

Frédéric Pajak
Les Éditions Noir sur Blanc, 2018
320 pages