critique &
création culturelle
Mercedes Pinto,
vivre debout

Él de Mercedes Pinto est un classique malheureusement oublié, qui avait déjà inspiré le cinéaste Luis Buñuel. L’intelligente édition qu’on doit aujourd’hui aux Fondeurs de briques fait de ce court texte une fenêtre ouverte sur une multitude de destins qui imposent la lutte comme art de vivre.

À l’abri d’un coffre enterré dans un jardin, un manuscrit, intitulé Él , livre un témoignage venu d’un autre temps : des notes, prises au vol, brefs espaces de liberté arrachés à un enfer quotidien, traces de l’épouvantable détresse d’une mère et de ses enfants, prisonniers d’un homme mégalomane et violent.

Un matin, en entrant dans la chambre, il me dit : Aujourd’hui je t’aime beaucoup, tu sais ? Et moi je me suis mise à frissonner de terreur en entendant déjà le bruit que faisait le silence en se brisant, et sentant sur ma chair, encore meurtrie, la douleur renouvelée de ses féroces caresses…

Nous sommes au début du XX e siècle, en Espagne. Derrière les volets clos d’une demeure bourgeoise, sous l’œil bienveillant du clocher voisin, se joue le drame de la domination masculine. Les confessions d’une femme mariée, ses cris, n’appellent rien qu’un « Dieu reconnaît ton martyre, sois patiente ». Sa propre mère chante ce refrain : Sois plus douce, ma fille, tel est ton devoir. Les marques visibles des violences subies n’incitent aucun médecin, aucun magistrat à porter secours à l’éplorée. Et elle de prendre soin de son époux, malgré les sévices, en dépit des vexations incessantes, convaincue que son véritable ennemi est la maladie.

Cette histoire trouve un écho très moderne dans le récit de la folie destructrice qui perdure longuement sous le couvert d’un foyer ordinaire. Dissimulateur, manipulateur, pervers, le statut tout-puissant de l’homme semble inébranlable.

Il faut pardonner la demoiselle car elle est neurasthénique… Il faut lui pardonner… Et prendre soin d’elle…

Et moi, confuse, ignorante ou innocente, encore au début de cette vie de cauchemar, je passais en revue toutes mes actions et j’essayais avec ténacité de percevoir les sens de ces phrases obscures — « mauvaise voie » […], et je m’égarais dans cette mer de paroles confuses. J’aurais voulu faire quelque chose qui aurait mérité des reproches et qu’on me dise clairement : Ne recommence pas.

Mais je sentais une vague inquiétude de ne pas savoir si le lendemain, sans rien mettre de moi-même, je poursuivrais « cette mauvaise voie » dont je ne connaissais ni le début ni la fin et dont j’ignorais quand et comment j’y posais le pied…

Comment la raison ne vacille-t-elle pas quand vos paroles sont sans cesse mises en doute ? Quelle force de caractère faut-il pour garder foi en soi ? Pour ce personnage féminin, à l’image de l’auteure, la résignation ni la mort ne sont des issues envisageables. Il s’agit de lutter.

Mercedes Pinto a elle-même fait l’expérience d’un mariage chaotique et son premier mari échoua en asile psychiatrique. À l’occasion d’un colloque en 1923, en présence du dictateur Primo de Rivera et d’autres dignitaires étrangers, elle prit la place d’une journaliste renommée et prononça un plaidoyer virulent en faveur du divorce. Modèle du genre, sa conférence inouïe se joue des clichés de l’ordre établi et avance des arguments dans l’air du temps : le divorce, servant de garant de l’hérédité et de la pureté de la race hispanique , devrait être autorisé comme mesure hygiénique . Son intervention, publiée dans le volume, lui valut d’être expulsée d’Espagne.

Le seul ouvrage disponible en français de Mercedes Pinto, nous le devons aux Fondeurs de briques, jeune maison d’édition curieuse de textes intemporels capables « d’éclairer notre arpent ». Pour illustrer la couverture, on s’étonne, d’abord, du visage de Tina Modotti immortalisée par Edward Weston. C’est que l’éditeur est aussi attentif à révéler ces liens qui unissent des auteurs résistants et rebelles, contraints à l’exil, changeant de vie et de langue, poursuivant leur tâche, obstinément . Militantes et farouchement indépendantes, obligées de fuir, se choisissant des terres d’accueil, s’y forgeant une place certaine parmi les intellectuels, les artistes engagés et recommençant chaque fois que cela s’avère nécessaire, telles sont bien Mercedes Pinto et Tina Modotti.

Fille d’émigré italien, déganguée du prolétariat américain par l’art et l’engagement politique, dédaignant les rôles convenus du cinéma, de la muse, Tina Modotti devint une photographe incroyable qui lâcha son appareil pour la vie, en l’occurrence la guerre.

Il faut saluer ce travail remarquable de l’éditeur qui parvient à établir des ponts, sortes d’appels d’air par-delà l’espace et le temps qui suscitent chez le lecteur l’envie de pousser ces portes entrouvertes.

Se sont-elles connues, ces deux femmes d’exception, se sont-elles rencontrées ailleurs que dans cet ouvrage publié cette année par Les Fondeurs de briques ?

Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 394.

Él, suivi de le Divorce comme mesure hygiénique

Écrit par Mercedes Pinto
Traduit de l’espagnol par Claude de Frayssinet
© 2012, éditions .
Roman, 112 pages