critique &
création culturelle
Notre-Dame de Paris de Victor Hugo
Les perspectives et l’universel

Écoutez les tours qui résonnent, les cymbales qui bourdonnent et les mots qui dissonent. Ils vont bientôt se croiser. Ils forment un tout indissociable et indescriptible. Ils forment l’universel. L’absolu est ce qui fascine les romantiques. Avec Notre-Dame de Paris , Victor Hugo s’en serait peut-être approché d’un peu plus près. Voici pourquoi…

La clameur des cloches éternelles s’impose à ces vies éphémères. Le vacarme bourdonnant des campanes de bronze s’élève depuis les tours pour s’amplifier dans la ville. Les lourdes vibrations du métal fouetté viennent caresser les tympans de Quasimodo, rappeler Claude Frollo à ses devoirs… puis elles viennent mépriser les hauteurs de la scène où se joue le mystère du poète Pierre Gringoire, défier la légèreté des cymbales d’Esmeralda et opprimer un peu plus les entrailles de la recluse qui a perdu sa fille depuis quinze ans déjà.

Notre-Dame de Paris de Victor Hugo est un livre qui touche à l’universel. Pour parvenir à effleurer l’universel, il faut confronter le personnage à la transcendance et à la permanence des lois, puis réussir à lui faire croiser une série d’autres personnages, d’autres points de vue. En réalité, l’homme tout comme le personnage est un point de vue puisqu’il perçoit et appréhende le monde à partir de lui-même.

Les principaux personnages représentés dans une illustration de frontispice signée Aimé de Lemud (Notre-Dame de Paris, Perrotin éditeur, Garnier frères, 1844).

Chaque personnage construit sa propre vision du monde en se basant sur ses expériences. Lorsqu’il ne se passe que des événements qui ne l’affectent que lui, il a le loisir de les modeler. Son identité, son point de vue peut donc se développer et prendre de plus en plus de place… Il se singularise au gré de ses expériences, de ses joies, de ses peines et de ses souvenirs. Le personnage peut alors penser comprendre le monde qui l’entoure, le saisir dans sa totalité ou encore en être le maître. Du haut de ses tours, Quasimodo contemple Paris, tourbillon grouillant de haine et de vermine. Du fond de sa prison, la recluse noie son chagrin dans l’ombre et méprise la lumière. Conforté par sa position d’archidiacre, Claude Frollo pense ne plus avoir à se regarder avant de servir Dieu.

Victor Hugo a pris conscience de l’individualité de ces points de vue, mais il ne développe pas cette individualité en profondeur comme d’autres romanciers du XIX e siècle l’auraient fait. Les romantiques cherchaient l’absolu dans l’individu. Victor Hugo ne s’en contente pas1 . Il choisit d’observer brièvement ces points de vue, puis de les croiser. Il décide alors de confronter la recluse éplorée à une Esmeralda virevoltante de légèreté et ivre de liberté. Il met cette dernière face à la sévérité et à l’aridité de l’archidiacre Claude Frollo. Gringoire le poète est forcé de passer des hauteurs de la scène au humus des complots et des crimes. Quasimodo, habitué à se cloîtrer seul en haut des clochers, se retrouve face à la masse grouillante et rugissante des truands. Quelles sont les conséquences de ces croisements de points de vue ? Esmeralda ternit, le désert de Claude Frollo se nourrit du désir, Gringoire remet les pieds sur terre et Quasimodo apprend qu’il lui faut agir pour défendre à son tour ceux qu’il aime. Chacun s’efface donc un peu en présence de l’autre. Victor Hugo ne se contente donc pas ici d’exposer la médiocrité du peuple comme l’auraient fait les romantiques, il la démontre et, en faisant cela, sa vision du monde se rapproche d’une compréhension de l’universel.  En effet, l’universel se retrouve peut-être dans la nébulosité de la masse, la masse étant terne puisque tous les points de vue s’y confondent et tous les extrêmes s’y noient.

Après avoir découvert que ce que nous recherchons se trouvait peut-être dans la masse, il serait intéressant de confronter l’individu, non pas à une autre singularité, mais à un groupe, à une communauté. C’est uniquement dans cette situation que l’individu pourrait entrevoir l’universel et le mouvement qui l’anime. Seul à contre-courant, l’individu n’a pas d’autre choix que de ployer et de se laisser emporter par la foule. Dans Notre-Dame de Paris , c’est le poète Gringoire qui fait expérience de cette confrontation. Il n’a d’autre choix que d’oublier ses réticences égoïstes et de se laisser convaincre par le groupe qui hurle et s’empare de la ville pour aller délivrer la Esmeralda.

Dans cette œuvre, Victor Hugo aurait donc possiblement la volonté d’atteindre l’universel. Pour y parvenir, il doit se libérer du joug d’un seul mouvement, d’un seul courant. Victor Hugo parvient à se détacher du romantisme en refusant de rechercher l’absolu dans la singularité, mais en s’employant à brasser les individualités. Cependant, les artistes qui ont cette prétention à l’universel doivent aussi se libérer de leur perspective, de leur point de vue. Ils doivent pouvoir prendre de la distance et regarder avec d’autres yeux que les leurs. En effet, l’universel, c’est peut-être le croisement des points de vue. Celui ou celle qui réussira cet exploit aura la capacité de s’oublier complètement le temps d’une projection. Il faudrait réussir l’espace d’un instant à ne plus rien juger, à s’oublier tout-à-fait puis à plonger dans un flot de sentiments, de visions, d’expériences et de sensations qui ne sont pas les nôtres mais qu’on aura réussi à accumuler et à comprendre sans jamais les mêler à notre identité. Ceux qui y parviennent ne devraient même pas avoir conscience de leur génie puisqu’ils ne s’identifient pas à leur compréhension du monde.

Le temps passe comme les pages du livres se tournent. Bientôt, les cloches tremblent une dernière fois. Le lecteur tourne les dernières pages du livre et découvre avec effroi la cruelle fin de l’histoire. Victor Hugo recherchait-il l’universalité dans Notre-Dame de Paris ? Si c’était le cas, il serait parvenu à se détacher totalement de son livre pour que son identité n’influence pas le croisement des points de vue de ses personnages. Néanmoins, c’est à l’auteur qu’il incombe d’écrire et il est de ce fait toujours présent dans son œuvre. La cloche est le maître de l’heure, mais l’écrivain est le maître des mœurs.

Notre-Dame de Paris

Victor Hugo

Éd. Samuel Silvestre de Sacy, 1842

Gallimard, 2002