critique &
création culturelle
Ô toi qui le savais…

Est-ce une série qui commence ? Un spectacle qui se termine ? C'est un courant d'air, une promenade, ou une réponse. Comme si c'était en tutoyant la ville que le sens d'un texte pouvait se dégager. Ou bien, mieux encore, en se dégageant du texte, que la ville prenait un sens... celui de la rencontre.

C’est un homme, c’est une femme.

Ou plutôt non : c’est une femme, c’est un homme.

Ou bien encore : il était une fois…

Non, décidément : elle était une fois…

Cela se passe un mercredi, pas loin de la rue de la Loi.

Elle est tout de rose vêtue sous le ciel d’hiver.

Il marche en lisant.

Il lit en marchant.

À cause des voitures, il ne l’entend pas venir.

Ce qu’il lit ? elle demande.

Un livre. Un essai. Enfin, un truc, il répond.

Et il lit à voix haute, c’est ça ?

Bon, ça lui arrive, c’est vrai.

Alors, elle demande, simplement, si elle peut cheminer à ses côtés.

Pour écouter, un peu, pendant qu’il poursuit sa lecture.

Puisqu’ils vont, on dirait, dans la même direction.

Vers la Porte de Namur ?

Oui, c’est par là que tous les deux ils vont…

Elle et lui progressent lentement.

Lentement, ils passent devant l’ambassade des USA, s’écartant pour laisser place aux cyclistes.

Ce qu’ils lisent ?

La poésie comme mode d’emploi du monde.

D’une philosophe qui s’appelle Pascale Seys.

Il a été chercher cet essai rue du Marteau.

Elle est arrivée juste au moment où la philosophe cite Anatole France, un extrait du Jardin d’Epicure :

Il y a des étoiles qui se sont éteintes sous nos yeux, d’autres vacillent comme la flamme mourante d’une bougie. Les cieux, qu’on croyait incorruptibles, ne connaissent d’éternel que l’éternel écoulement des  choses.

Page onze, la philosophe commente : « Ce texte de 1894 évoque une rupture dans laquelle s’inscrit l’inquiétude de l’homme moderne : celle qui tourne le dos aux grands récits mythiques comme on peut les lire chez Hésiode ou chez Platon. Antatole France « tue » véritablement Platon d’ailleurs, en une seule phrase : « Les cieux, qu’on croyait incorruptibles, ne connaissent d’éternel que l’éternel écoulement des choses. » Ce texte nous raconte que nous avons quitté l’Âge d’or ou le Jardin des délices. »

Ils lèvent la tête et regardent autour d’eux.

C’est à la vérité assez sinistre.

Rien à ajouter…

Ensuite, ils lisent l’extrait d’Hésiode, Les travaux et les jours.

Et puis, encore après, René Char, Fureur et mystère.

Et puis ils lèvent encore la tête, et échangent quelques silences.

Et puis, et puis…

Devant la statue de cette crapule, le cher Léopold, leurs routes se séparent.

Ils se tendent une main amicale.

Peut-être qu’elle lui dit son nom.

Ou peut-être, c’est autre chose qu’elle dit.

Et pas à lui.

Qu’il ne comprend pas, à cause du bruit des voitures.

Et de qui sait quoi encore.

Et c’est comme si la ville, l’espace de quelques pages, était devenue habitable.

Moins insupportable, moins irrespirable.

Plus chouette, comme on dit.

En somme, plus d’une beauté transitoire.

Et plus poétiquement poétique.

Plus poéthiquement bruxelloise.

Même rédacteur·ice :

La poésie comme mode d’emploi du monde

Pascale Seys
Midis de la Poésie Editions/ Essais, 2019

Pour aller plus loin : https://www.rtbf.be/musiq3/emissions/detail_la-couleur-des-idees/accueil/article_la-poesie-comme-mode-d-emploi-du-monde?id=10395397&programId=13216