Quand l’argent fait loi :
fauché sous la plume
de Lionel Shriver
22 mai 2017 par Anne-Lise Remacle dans Livres | temps de lecture: 8 minutes
Nous sommes en 2029, dans des États-Unis touchés par le black-out technologique cinq ans auparavant (l’Âge de Pierre ou le « Jour où tout s’est arrêté », générant quantité de pillages) et dirigés par Alvarado, un Lat – juste revanche d’une minorité désormais en haut de la hiérarchie sociale. Dans ce contexte qu’on devine instable, les Mandible forment un clan aux membres suffisamment dissemblables et hauts en couleurs pour l’auteur s’en donne à cœur joie.
En haut de l’arbre généalogique, le patriarche Douglas (« Grand-Homme » ou « Arrière-Grand-Homme ») est un self-made-man, magnat éditorial jadis gouailleur, désormais coincé dans une maison de retraite haut-de-gamme avec Luella, sa seconde épouse démente qui ne s’exprime plus qu’en rimes saugrenues. À la génération suivante, Carter a été journaliste au New York Times – avant que les journaux ne tombent en décrépitude et que les livres physiques ne soient plus que décoratifs – et attend d’enfin toucher l’héritage paternel. Sa sœur, Enola (dite Nollie) est une écrivaine de renom – mais en panne d’inspiration depuis un temps certain – plutôt franc-tireuse et exilée à Paris.
Les enfants de Carter et son épouse Jayne – qui aspire à une « pièce au calme » comme Virginia Woolf – sont trois : l’aînée, Florence qui travaille dans un centre d’hébergement, tente le plus souvent de joindre les deux bouts et est en concubinage avec un guide mexicain (Esteban). Son fils Willing, à peine adolescent, est fasciné par les bulletins économiques. La seconde, Avery, est thérapeute bon teint, férue de réceptions chics. Son mari, Lowell Stackhouse est économiste et professeur, obstinément libéral, persuadé qu’ « en moyenne, le niveau de vie est en amélioration constante » et amusé que les auteurs et réalisateurs prédisent des catastrophes. Leur progéniture est ultra-privilégiée : Savannah papillonne entre ses conquêtes et veut intégrer une école d’art, Goog est un premier de classe suffisant qui n’aime rien tant que les débats et Bing un garçon potelé et couard qui joue du violon. Troisième enfant de Carter et Jayne, Jarred est le plus marginal : il s’est retiré à la campagne et s’improvise fermier, tentant d’atteindre l’autosuffisance.

C’est une allocution télévisée présidentielle qui va faire trembler leur monde sur ses bases : Alvaro annonce une explosion de la dette états-unienne, et le remplacement sur les marchés internationaux du dollar par le bancor2. Considérant que c’est un sabotage de la part des autres puissances mondiales (Chine et Russie), Alvaro stipule que toute personne américaine se retrouvant en possession de bancors, ou effectuant une transaction avec cette devise à l’étranger sera considérée comme traître à la nation. Compte tenu de la situation d’urgence3, le chef d’état réquisitionne non seulement tout l’or possédé par les particuliers et menace de prison toute personne contrevenant à cette tentative de sauvetage du Trésor, mais fait tabula rasa de tous les bons et obligations du Trésor contractés.
Adieu héritage, écoles privées et huile d’olive extra-vierge : si dans un premier temps, suite à cette déflagration majeure, seul Willing semble réellement inquiet, bientôt tous les Mandible voient leurs privilèges réduits à peau de chagrin. Dans un jeu de dominos du désastre, le Grand Homme et Luella sont expulsés de Wellcome Arms et relogés chez Carter et Jayne, au grand dam de ces derniers, peu enclins à jouer les papy-sitters. Tante Nollie déserte Paris suite aux préjugés dont sont désormais victimes les Américains ayant perdu de leur superbe. La famille Stackhouse, avec Lowell congédié de l’université et Avery en mal de patients, se trouve contrainte d’abandonner son très luxueux logement et est catapultée au grand complet, tout comme Nollie, dans le petit appartement de Florence à East Flatbush.
« Famille je vous haime » tel pourrait être le motto de Shriver au moment de nous décrire cette période de perte et fracas qui oblige ses personnages à cohabiter dans le plus grand dénuement. Comment se débrouiller sans s’entretuer quand un chou coûte un demi-bras, que le papier toilette est devenu si précieux qu’on en vient à lacérer les rideaux ? Que deviennent les analyses si obséquieuses de Lowell une fois qu’il s’agit de faire les courses pour une semaine avec un budget qui n’aurait pas payé le quart d’un apéritif pour deux auparavant ? L’auteure met toute la tribu en proie aux tiraillements de la survie mais les confronte à leurs ressentiments, à leurs divergences de vue – réglées à grands renforts de débats pointus sur l’économie – et à leurs contrastes : Florence est-elle si altruiste que chacun le prétend quand elle se trouve envahie par les siens ? Willing est-il un adolescent introverti et ultra-analytique ou une petite racaille prête à ruer quelqu’un de coups pour de la viande hachée ? Le jour où le dernier bastion de dignité qu’ils possèdent – un logement – se trouvera menacé par des house-jackers sans scrupule, il leur faudra trouver une solution de repli, quitte à y laisser des plumes.
« Les intrigues futuristes parlent surtout de ce que les gens redoutent au présent. Le futur n’est que le dernier monstre caché sous le lit, le grand inconnu » explique à un moment Lowell à sa fille, qui tente de l’intéresser à une nouvelle série Netflix sur le déraillement d’un Mojo4. C’est en rendant sa spéculation si proche de nous – 15 ans à peine – que Shriver nous fait claquer des dents. C’est en nous faisant vivre ce bouleversement plausible – et aux conséquences détaillées, depuis l’impact sur l’agriculture jusqu’à celui sur les couvertures sociales – à travers les yeux de personnages pas forcément aimables qu’elle nous fait mesurer ce qui viendrait à manquer à chacun de nous, ferait de nous des personnages en creux, en mouvement, en demande. C’est aussi en déroulant le long fil des conséquences de cette banqueroute qu’elle tisse le mieux sa dystopie, entre venin latent et tentatives de s’en sortir.
Dans le dernier tiers du livre, arrivé en 2047 et toujours vivant, Willing cherche à sortir de l’engourdissement qu’injecte en lui une société – partiellement rétablie, mais cabossée – qui, tentant de sauver les meubles pour les aînés, n’a plus aucune étincelle ni aucun job décent à lui offrir. Une société où désormais, chaque individu est pucé dans la nuque et voit toutes ses dépenses contrôlées au centime près par l’État. Si le jeune homme a vécu cet acte comme une violence dans sa chair, bien peu d’Américains ont réagi à cette violation des libertés civiles, tant ils étaient habitués à être suivis à la trace par des services commerciaux.
En compagnie de sa pétroleuse de grand-tante Nollie et de ce rabat-joie de Goog – devenu agent zélé du Bureau for Social Contribution Assistance5 et pris en otage parce qu’il aurait constitué une menace à leur fuite – Willing tente donc de rejoindre l’État libre du Nevada, zone libertarienne6 où se serait déjà réfugié son oncle Jarred et sujette à toutes les rumeurs les plus folles, dont le cannibalisme. Parvenus à traverser la frontière bien plus aisément que prévu, ils découvriront que cette partie-là du pays n’est en rien une utopie – taux de criminalité record, aucune allocation, voisins auprès desquels il n’est pas aisé de se faire accepter – mais qu’avec ce taux d’imposition uniforme de 10 % et en se retroussant les manches, il est peut-être possible de se faire une place. Du moins, jusqu’à ce que l’économie trouve un nouveau moyen d’enrayer les rouages et les élans nouveaux…
e.a. Il faut qu’on parle de Kevin, Big Brother) ↩
Un étalon monétaire imaginé par l’économiste John Maynard Keynes dans les années 40. ↩
L’International Emergency Economic Powers Act (IEEPA) était une loi fédérale américaine de 1977, autorisant le Président à réglementer le commerce après avoir déclaré une situation d’urgence nationale en réponse à une menace de source étrangère inhabituelle et extraordinaire pour les États-Unis. Elle permet de restreindre le commerce avec certains pays. ↩
Robot domestique. ↩
Service du fisc et branche la plus puissante du gouvernement fédéral, avec des pouvoirs plus illimités que la police ou le FBI. ↩
Shriver se positionne personnellement et en détails sur le libertarianisme dans l’article suivant, en anglais : https://www.nytimes.com/2016/02/09/opinion/campaign-stops/i-am-not-a-kook.html ↩
L'auteurAnne-Lise Remacle
Pétrit tendrement les livres des autres puisqu’elle ne sait pas faire de pain. Journaliste en pointillés et esperluettes. Écoute avec conviction et (re)bondit, la plupart du temps. A une addiction…Anne-Lise Remacle a rédigé 28 articles sur Karoo.
Derniers articles
Vos réactionsCommentaires
À votre tour de nous dire ce que vous en pensez, en toute subjectivité...