critique &
création culturelle
Quand l’Humain
a les yeux du Monstre

Amour monstre nous entraîne au cœur d’une famille pas comme les autres aux prises avec des émotions pourtant bien communes. Bienvenue au cirque des Binewski. Bienvenue chez les monstres qui n’ont que faire de l’incolore normalité du monde. Rivalité, manipulation, désirs secrets… Quand une famille s’aime au point de se détruire, on assiste à une performance en soi, la performance de la vie. Que le spectacle commence !

Katherine Dunn nous propose un roman captivant où se mêlent écriture hétéroclite et réflexions diverses sur la nature humaine. On est invité à suivre Oly, notre narratrice naine bossue et albinos, nous conter l’histoire de sa famille particulière : les Binewski. Une famille de monstres engendrés, à coups de drogues et de radiation, par un couple de forains désireux de créer leurs enfants comme on créerait des œuvres d’art. Naît en premier Arturo, la star de la famille à l’ego surdimensionné, qu’on surnomme l’Aquaboy à cause de ses nageoires, et qui nourrit de grands projets pour le cirque et son avenir. Ensuite viennent Iphy et Elly, les sœurs siamoises belles et talentueuses ; Oly, qui a le malheur d’être la plus banale de la fratrie ; et finalement Chick qui, au-delà de son étonnante normalité physique, se révèle avoir une sorte de super-pouvoir proche de la télépathie. Cette étrange tribu va évoluer au sein du cirque à travers des performances qui vont mener les Binewski à leur apogée. Ils se serviront de leur particularité pour subjuguer la foule qui en redemandera toujours plus.

Katherine Dunn, photo de Bob Peterson.

Amour monstre est un récit original, brassant des thématiques universelles de la nature humaine en renversant la dichotomie normalité/anormalité. Au fil des pages, on s’imprègne de la vie de cette famille où la normalité est rejetée violemment, notamment par l’abandon des enfants nés trop « normaux ». Ici, pas de héros, juste des passions enfermées au sein d’une famille en dehors du monde. Passions qui se révéleront à la fois créatrices et destructrices. On comprend en effet dès les premières pages que si l’arrivée des enfants monstres a donné une nouvelle vie au cirque des Binewski, elle va aussi marquer sa fin tragique.

Le récit est mené d’une écriture rythmée, qui sait prendre son temps sans perdre le lecteur. On est pris par l’histoire et par les personnages tout en ayant le temps de digérer les pages qu’on avale. Parfois, le passage un peu abrupt d’une scène à l’autre peut faire buter la lecture, mais c’est rarement dérangeant. Le style est assez hybride et agit par touches : poétique, organique, léger, subtil. Cela reste assez hétérogène tout en ayant une belle substance interne. L’importance du corps est très marquante dans cette écriture qui a le désir de nous faire ressentir le côté très concret des corps en leur donnant tout leur poids organique sans alourdir le style.

Ses longues mains tapotent le sexe d’encre pendouillant, le pénis presque invisible du vendeur de journaux.

– Comme presque toujours chez les humains de sexe masculin qui font de la rétention de graisse, dit-elle, le ventre semble avaler le pénis depuis sa base, le réduisant considérablement en taille.

– C’est dégoûtant ! claque une voix dans mon dos.

– Allez vous faire foutre, hurle Miranda.

Le critique s’éloigne vers le carrefour d’un air pincé. Ce n’était qu’un passant. Miranda pose son bras sur ma bosse pour me protéger. Un doigt pointé sur la ligne qui trace une fesse fripée ballant du tabouret, elle glousse .

Avec ce roman, on a affaire à une représentation originale de ce que peut être la démesure, qui se déploie ici dans un foisonnement de sentiments humains les plus simples et les plus complexes. Le lecteur garde tout au long du récit une fascination pour cette démesure qui s’amplifie au fil des pages jusqu’à en devenir presque absurde. Et étrangement, c’est cette absurdité qui nous attache le plus à l’humanité des personnages. Car il s’agit avant tout d’une histoire humaine, vue à travers le prisme déformant de la monstruosité. Et on finit par se rendre compte que c’est en regardant avec les yeux du monstre que nous percevons au mieux cette humanité nue et sans artifices.

Écrit par Katherine Dunn
Traduit de l’américain par Jacques Mailhos
Roman
Gallmeister , 2016 (1989), 472 pages