La dernière fois que j'ai été le voir, chaussée de Bruxelles, non loin du parc Duden, où il habite provisoirement, nous avons longtemps parlé. Assis de part et d'autre de la table à manger, devant la fenêtre de cette unique pièce où dormir et rêver, lire et écrire se confondent. Naturellement, nous avons bavardé de poésie, cette Roumanie mentale où voisinent nos désirs. Publiée  dans La Collection, année deux mille dix-sept, il s'agit d'une œuvre artisanale :

La Collection, née en 1995, s'est interrompue en 2007, après seize titres publiés. Elle renaît dix ans plus tard. Bon, l'autopublication a mauvaise presse : manque de rigueur, narcissisme outrancier, fraude sur la qualité, addiction à l'art pauvre, et j'en passe. Mais avouons que le plaisir est immense, on y va sans visa ni laisser-passer, on tire la langue aux « instances d'autorité » ! Il est écrit quelque part : Entrez sans frapper. C'est exactement ça. Il est vrai que fabriquer mon petit livre me rappelle que je fus ouvrier-imprimeur autrefois, dans une autre vie...

Cette vie d'autrefois, je n'en connais que des bribes. Il lui arrive de raconter l'odeur de l'encre, les mains sales, peut-être le bruit que faisaient les machines aux Arts et Métiers. Aujourd'hui bibliothécaire dans les Marolles, Antonio est un homme du peuple. Ce qui, dans ma bouche, ne signifie sûrement pas grand-chose : mais comment qualifier ce style arraché de haute-lutte doublé du naturel de celui qui en a vu d'autres ? C'est quelqu'un à qui on ne la fait pas, pourtant toujours prêt à se laisser emporter, qui a entre-temps appris à toréer avec le monde. Quelqu'un qui cultive avec rage et douceur, humour et sensibilité, cet art de raconter avec les yeux et les mains. Quand il démarre une histoire, Antonio se lève de sa chaise, plie légèrement les jambes, imite les voix des protagonistes, se cache le visage, regarde un instant le ciel pour rappeler à son auditeur qu'il y a peut-être quelqu'un d'autre là-haut, à l'écoute : la Vierge Marie, ou Ramona, sa maman. (Puisque le paradis se trouve quelque part dans la mémoire des vivants.) Et quand il n'y a personne à table à qui parler, Antonio poursuit son dialogue avec ses poupons autrichiens, ses poupées africaines, ou avec l'enfant-vieux :

As-tu fermé la porte à clé ?

Tics et tocs il vérifie une fois

encore – est-ce efficace ?

Maladroit il fait un geste étrange

quand il évoque son pays

geste difficile à traduire

là-bas, là-bas

c'est à peine si...

glaneur d'images il découpe

il amasse et le soir venu

il les dépose sur la table

personne ne dérange

le petit monticule

évidemment après le visionnage

des rushs les mauvais raccords

et les ratages sautent aux yeux

on suggère d'allonger les silences...

l'enfant-vieux s'émerveille

d'avoir toujours dix doigts

et il reprend le décompte

ni un doigt de plus

ni un doigt de moins

j'avale des magazines

je lis les articles parlant

de ceux qui survivent

tant bien que mal

Antonio Moyano Rodriguez a écrit trente-sept poèmes. Il en a écrit des centaines, des milliers. Reprendre, retravailler, corriger, revenir, recommencer ça ne lui fait plus peur ! Il sait que quelque chose finira pas en sortir, que ces coups de ciseaux ne sont pas vains. Vaut mieux là que là... Et puis, c'est une telle joie quand vient le vers qui sonne juste, quand le silence résonne soudain un peu mieux, plus dense, moins seul... L'os du langage est solide et résistant ; c'est un bon morceau de bois qu'il faut raboter avec précaution.

Il y avait cent poèmes à écrire pendant cent jours, ce petit bouquin vert-pomme nous les livre en raccourci. Et quand, au le retour, je roule devant le stade de l'Union Saint-gilloise, devant la terrasse de l'ancien Wembley, place Van Meenen, je poursuis l'entretien avec mon ami andalou qui lisait tout à l'heure Tous vers Pitchipoï :

Les témoins les survivants qu'ont-ils d'autre

à nous offrir sinon des mots et le récit- le récit

de tout ça fait avec des mots c'est tout et rien

et c'est déjà tellement énorme je connais l'histoire

et le nœud au ventre ce genre d'émission

c'est toujours tard le soir que ça passe et je tue

un peu de mon sommeil pour tout voir

et j'ai comme des bouts de ficelle

qui me poussent entre les doigts

je sais je dois tout nouer et renouer

j'ai pris au vol les mots sortant de leur bouche

les épluchures l'inertie bureaucratique

la clochardisation la dysenterie les cabinets

les trous d'aisance les châlits les fuites

les colis pour indigents les paillasses

les brancards les œdèmes de carence

les derniers arrivés sont les premiers à partir

les trop rarissimes exceptions

et tous

tous vers Pitchipoï

Il existe cent-cinquante exemplaires de ces trente-sept poèmes. Un masque dort bouche ouverte sur la page d'ouverture : il n'a qu'une seule oreille. Peut-être parce qu'il faut être au moins deux ombres pour écouter le souffle qui passe entre les phrases ? Ce serait comme deux personnages sur fond jaune, les yeux bandés, leurs profils circulant dans un mélange rouge, vert et blanc. Comme si les paroles qu'ils font mine de prononcer n'étaient qu'un prétexte à se voir, d'abord ; à devenir ensuite invisibles l’un et l’autre devant cette grande fenêtre où dansent les arbres, en ce lundi matin printanier, autour d'un café.

La liste sans fin.

Quelles sont les veines arrimées au cœur ?

Qui détecte les mots en trop ?

Où doit-on mettre les étiquettes

« mystères » ou « têtes de mort » ?

Qui noircira le cahier ?

Quels avantages offre la vieille douleur ?

Au rayon « hirondelles » comment mettre

la déprime en gondole ?

Quel antidote aux propos de la Fée Placebo ?

Le lot de « malchance » est-il en ristourne ?

Et pour le Christ quelle date de péremption ?

Ils dormiront tu crois les nouveaux-nés

sous les missiles et les roquettes ?

Va-t-il survivre le petit Jésus en boubou ?

On lui offre tout l'outillage du parfait

bricoleur au point d'incommoder

l'âne et le bœuf...

Je suis nul ! Je ne trouve plus mes mots

s'exclame le poète pleurnichard

(contaminé dès le premier baiser

le muguet blanchit ses lèvres

personne ne veut l'embrasser)

Faut-il lui serrer la main ? Lui faire la bise ? Le prendre dans ses bras ? Je ne sais jamais comment saluer Antonio. Si vous trouvez un de ses recueils de La Collection chez Pêle-Mêle, prenez, ça ne coûte rien. Il y a des fenêtres dans les trams, dans les chambres à coucher, dans les musées, à la boucherie, à l'épicerie. Sinon, il y a des bancs dans les parcs, peut-être encore quelques-uns dans les métros, sur les places, au cimetière, à la piscine, au cinéma, à la wasserette... et ça repart pour d'autres aventures vers l'infini et l'au-delà !