En ouvrant ce livre, un changement horaire se produit.

J’imagine le lecteur entrer dans un grand bain avec une lenteur presque douloureuse. C’est un froid de neige, la neige « qui tombe et réenneige la neige sale ». Les yeux bleus de Jelena qui ouvrent et qui ferment le récit. Les adverbes placés élégamment, juste assez pour faire effet.

L’histoire est celle de Pierre, un critique d’art dont la vie change du tout au tout lorsqu’une ancienne amie, Vera Mitsić, le recontacte après des années de silence. Celle-ci l’invite à le rejoindre dans sa maison, à Guissény. Elle souhaite soumettre à son expertise les toiles que son père a laissées derrière lui en mourant. Il accepte la mission, intrigué.

Avancer dans ce texte, brasse coulée. Y buter sur une pierre, Jelena.

Jelena, l’amour d’enfance de Pierre, son amour d’été, la mystérieuse et belle Jelena, la double, la « pareille zoologiquement » de Vera attend Pierre le cœur battant. Elle l’attend au côté de sa sœur et de sa petite nièce, Taïssa, dans la demeure familiale. Mais leur rencontre ne se produira pas, pas vraiment, pas tout à fait.

Arrivé là, il me faut vous avertir. Quand un écrivain, doublé d’un psychothérapeute, met en scène deux jumelles vivant dans leur maison d’enfance, hantée par la mort d’un père colérique et capricieux, artiste de surcroit, il m’arrive de perdre pied. Je n’ai aucun grief sérieux contre la psychanalyse, mais je m’en méfie en littérature.

La nuit de l’être, on y arrive. L’infracassable noyau de nuit.

« … tout à l’heure, quand j’ai dit folle, je l’ai dit pour évoquer quelque chose qu’on ne comprend pas, mais pas un moment je n’ai voulu la traiter de folle », dit Vera. À Pierre. À propos de Jelena. Car elle est devenue sauvage, quasi-mutique, habitée par une autre, une certaine Slava Dzevkovic. Devant l’impossibilité de retrouver celle qu’il a un jour aimée, Pierre va s’obstiner à remonter le cours de l’histoire.

Au fur et à mesure, « de loin en loin » comme le répète François Emmanuel, notre narrateur se détourne de l’œuvre de Jero Mitsić et se heurte au secret de cette métamorphose. La raison de sa venue devient un prétexte : il n’écrira plus sur les manières du grand peintre serbe, mais sur les événements qui ont mené sa fille à s’éloigner d’elle-même.

Pour y parvenir, il plonge.

Immerge la nuque puis la tête entière dans ses étés où elle et lui flirtaient pour la première fois de leur vie. Puis se confronte aux traces d’un autre passé : des photographies de Sarajevo, des feuilles recouvertes par une épaisse couche noire, des indices qui affleurent dans la parole heurtée de Jelena. Des éclats de lumière dans la poix.

Le livre se vit comme ça, comme un éblouissement, où l’on n’est jamais sûr si c’est « mon regard qui invente » , si « j’ai halluciné ce silence » ou s’il y a, « dans la mémoire, des zones hors zone » . Avec un peu d’attention, on y apprend beaucoup : sur l’histoire de l’ex-Yougoslavie, sur le siège de Sarajevo, réputé comme le plus long de l’histoire moderne, sur la musique klezmer, sur la peinture aussi bien sûr.

Je ne dis pas que l’ennui ne filtre pas, dans cet univers feutré, où le drame est épais, parfois tellement qu’il colle aux doigts. Mais il y a un certain plaisir à se retrouver dans cette temporalité, si bien maîtrisée, avec ces personnages beaux et profonds et authentiques. Puis ça ne fait que 240 pages.