critique &
création culturelle

Un road polar

ultra-incarné

Une jeune femme en fuite, un vieillard qui tente de rattraper son passé et un garçon de ferme un peu foutraque : de leurs errances individuelles et de la violence qu’elles provoquent lorsqu’elles se rencontrent, Patrick Delperdange tire la matière hypnotique de son premier livre édité dans la prestigieuse Série noire de Gallimard.

Céline, Léopold et Josselin se croisent à Valmont, un patelin logé entre deux forêts de sapin. Céline fuit un événement traumatique et sa propre culpabilité. Elle est recueillie sur le bord de la route par Léopold qui vit dans une ferme quasiment laissée à l’abandon depuis la mort de sa femme. Josselin vivote pas loin, partagé entre loyauté et rejet à l’égard de son frère violent, embarrassé d’un désir permanent pour les femmes.

Ces trois-là se rencontrent, se heurtent, se lient et se délient sans jamais vraiment se connaître

, cherchant chacun avant tout à se sauver soi-même.

Patrick Delperdange construit son roman en donnant voix à ces trois personnages, en alternance de chapitre en chapitre. Et l’une des forces du livre réside dans la cohérence de cette chorale. Chaque voix est incarnée par une langue propre , une manière personnelle de percevoir l’environnement et les deux autres personnages. Dès lors, on n’est pas dans un simple procédé narratif, mais bien dans une immersion au plus profond des caractères qui sert parfaitement le suspense et l’angoisse. Passer un chapitre dans la tête de Josselin fait plus d’une fois trembler le lecteur pour Céline qui n’a pas l’air, elle, de saisir la menace.

On n’est nulle part, à Valmont, village imaginaire. Près d’une frontière, nous dit-on. J’imagine la frontière franco-belge, je me figure les sapins ardennais. Si le paysage joue un rôle crucial, tant dans l’ambiance que dans l’intrigue même du livre, le lecteur est mis à contribution pour l’inventer. D’un village qui n’existe pas, de ces routes désertes qui finissent en chemins dans lesquels s’embourbent les véhicules, de ces sous-bois sombres où l’on pénètre en entendant craquer sous les pas des épines sèches de sapins, le lecteur se crée des images en comblant les inconnues de ses propres expériences de paysages . D’autres lecteurs ressentiront peut-être d’autres frontières que la mienne — ne pourrait-on y reconnaitre des espaces américains ou canadiens ? —, reconnaîtront d’autres forêts de conifères.

Patrick Delperdange ou son double.

Les zones d’ombre couvrent aussi des pans d’intrigue. Du passé de Céline, on ne sait pas grand-chose. Elle n’a de nouvelles de personne, et d’ailleurs tout le monde, dans ce trou du cul du monde, semble vivre sans GSM et sans internet, dans un espace spatio-temporel où il serait encore possible de disparaître , à une centaine de kilomètres à peine d’une précédente vie. À un moment, pourtant, surgit un homme qui n’a pas l’allure d’un innocent : « Un grand gaillard qui portait des lunettes noires et une fine barbe qu’on aurait crue dessinée sur la peau de ses joues et de son menton. » Moi, il m’a furieusement fait penser à l’auteur (regardez son portrait, c’est saisissant, non ?). Et venant d’un auteur qui n’a pas hésité à intituler l’un de ses romans Patrick Delperdange est un sale type (Onlit, 2014), ça ne m’étonnerait pas qu’il se soit, un peu à la manière d’un Hitchcock qui s’affublait d’un rôle de simple silhouette pour faire une apparition dans ses films, accordé un petit rôle pour taper l’incruste dans sa propre fiction.

Ce roman noir plaira immanquablement à ceux qui aiment le genre, mais aussi à ceux qui, comme moi, se fichent du genre et des couleurs, dès lors que le livre est bon.

Même rédacteur·ice :

Si tous les dieux nous abandonnent

Écrit par Patrick Delperdange
Roman
Gallimard, « Série noire » , 2016, 240 pages