Occuper le jour, dans l’esprit de l’auteur, ce n’est pas s’occuper pendant la journée, se divertir pour rompre l’attente et l’ennui. Occuper le jour, c’est y déceler les failles, s’y engouffrer pour battre en brèche sa réalité policée, la conquérir, la subvertir et y installer ses habitants imaginaires comme on occupe un territoire.

Les sept nouvelles de ce recueil, servies par une écriture sobre et précise, procèdent de cette logique d’« occupation » du réel : l’auteur s’y embusque et y installe ses étrangetés, ses mystères et ses simulacres pour faire se fissurer les frontières entre le réel et la fiction, le vrai et le faux. De ce recueil, on retiendra tout particulièrement trois nouvelles marquantes qui se distinguent par la cohérence des univers qu’elles développent et le sentiment d’« inquiétante étrangeté » qu’elles distillent chez le lecteur.

Dans le Grand Transparent , l’auteur met en scène un collectionneur de livres dont la célébrité dans le monde des bibliophiles n’a d’égale que l’invisibilité. Personne ne sait vraiment qui est ce fameux Sven Eiriksson, dont la collection semble être une des plus grandes d’Europe. Personne ne l’a jamais vu dans les salles de vente et des histoires invraisemblables courent sur son compte. Un jour, une nouvelle sensationnelle fait trembler le petit monde des bibliophiles : on apprend que l’évanescent Eiriksson a décidé de se séparer de sa collection. Le narrateur, également féru de livres anciens, tente alors d’élucider les raisons ayant poussé le collectionneur à poser un geste si surprenant. Son enquête est un échec… Jusqu’au jour où, résigné, il reçoit un télégramme inattendu d’Eiriksson lui-même l’invitant pour un bref entretien. Cette rencontre inespérée se tient dans un lieu à l’image du collectionneur : véritable apologie de l’invisible et de l’imperceptible, ce lieu est une pièce de cristal d’une transparence inouïe, où même la bibliothèque et les livres n’apparaissent qu’en filigrane, tantôt écrits à l’encre sympathique, tantôt imprimés en creux sur des feuillets de cellophane. Dans cette nouvelle, l’auteur renverse le thème borgésien pour évoquer, avec une grande habileté, une sorte d’anti-bibliothèque de Babel où l’infini littéraire se contracterait en une bibliothèque de plus en plus restreinte, composée de livres plus invisibles les uns que les autres… une bibliothèque destinée à disparaître, comme le souhaite l’étrange collectionneur : « Cette bibliothèque disparaîtra avec moi, comme je souhaite que mon souvenir disparaisse de la mémoire des hommes. »

La nouvelle intitulée le Trou du souffleur est, sans conteste, la perle de ce recueil. Légèrement euphorisé par l’alcool, Louis Dembour flâne dans les rues du IV e arrondissement et se remémore les histoires et les personnages de ce quartier à fantômes. Une légende urbaine le séduit particulièrement : le poète Nerval se serait pendu en 1855 à l’endroit exact où se situe aujourd’hui le trou du souffleur du Théâtre Sarah-Bernhardt. Dans ce quartier dont les rues ont été maintes fois rasées et reconstruites, Dembour se plaît à imaginer que les rues d’antan hantent encore celles d’aujourd’hui et qu’il existe entre elles des passages d’où les spectres surgissent. Succombant à son imagination débridée, il décide de se laisser enfermer dans la salle du Sarah-Bernhardt et d’explorer le trou du souffleur, une fois achevée la dernière représentation de la soirée. Un théâtre désert, l’obscurité et ses bruits mystérieux et, soudain, le trou du souffleur qui se referme inexorablement sur Dembour pour ne plus le laisser s’échapper… Dans cette nouvelle, mêlant fantastique et frisson, l’auteur témoigne d’une grande maîtrise de ces genres littéraires et d’un réel sens de l’intrigue ; le lecteur suffoque, erre, et se révolte avec Dembour pris au piège dans cet « envers du décor ». On saluera aussi le traitement subtil du thème du labyrinthe, figure récurrente dans les récits fantastiques, que l’auteur, souffleur démiurgique, anime d’une volonté et d’une temporalité propres : « C’était comme si une puissance émanant du souterrain lui-même l’aspirait dans le réseau tentaculaire, les tunnels innombrables, lui imposant sa volonté de fer, à laquelle il n’avait pas d’autre choix que de se soumettre. »

Avec l’Affaire Dieltens , c’est le monde de l’art contemporain qui est passé au crible de l’imaginaire de l’auteur. René Leloing, amateur d’art, découvre dans une brocante une petite toile d’un attrait singulier et dont la composition lui est familière. Peu de temps après cette acquisition, il se rend compte que la toile reproduit l’un des rares tableaux du peintre Dieltens auquel, au même moment, est consacrée une rétrospective. Il décide alors de s’intéresser de plus près à ce peintre et tente d’identifier l’auteur de la copie maladroite trouvée aux puces. Dans cette nouvelle trempée dans une ambiance très belgo-belge, l’auteur déploie son sens du simulacre avec une grande réussite. Inventés de toute pièce, le personnage de Dieltens et l’affaire qui l’entoure transportent le lecteur dans un « au-delà du tableau » fait de copies originales, de faux authentiques, de tableaux dissimulés. Avec beaucoup d’ironie, l’auteur décline l’art de la mystification sous toutes ses coutures, trompant le lecteur lui-même à force de détails réalistes sur cette affaire de faussaires : citations d’articles académiques, biographie et chronologie de Dieltens…

Illustrant une érudition toute en finesse, les différentes nouvelles de ce recueil offrent une intertextualité omniprésente et proliférante ; elles foisonnent de références et d’allusions tant à la littérature classique ou de genre (le fantastique, la SF, le polar, le thriller) qu’à la culture contemporaine comme le cinéma ou les séries télé ( l’Homme à l’anorak jaune ). L’auteur connaît si bien les codes de ces différents genres qu’il s’en amuse de manière presque parodique, comme en attestent les exercices de style que sont la Nuit sans fin ou l’Ennemi dont les protagonistes se retrouvent pris au piège d’une narration récursive. Pièges, simulacres, ironies… assurément Thierry Horguelin a les armes et les stratégies pour occuper le jour .

Signalons que l’auteur a publié un premier recueil intitulé le Voyageur de la nuit (L’Oie de Cravan, 2005). Nous invitons également le lecteur à visiter son site : locus-solus-fr.net . Il pourra notamment y découvrir diverses photographies de bibliothèques témoignant de son intérêt pour ces « espèces d’espace » organiques qui se déploient et envahissent.

Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 383.