critique &
création culturelle
Le verger littéraire
du docteur Delattre

Il est des plaisirs que l’on s’octroie quand on se pique de badinage littéraire. Celui, parmi d’autres, d’extraire des pages les moins fréquentées des anthologies un auteur méconnu, presque oublié et qui pourtant mérite, à plus d’un titre, de figurer en meilleure place dans l’index des noms cités. C’est le cas du docteur Louis Delattre.

C’est un conteur-romancier qui a l’âme du poète, l’intelligence du penseur
et le tempérament du fin moraliste.

Georges Doutrepont

Médecin, essayiste, romancier, revuiste et homme de radio né à Fontaine-l’Evêque en 1870, ce praticien de l’« intimisme » est avant tout un humaniste. Les personnages qu’il a campés sont à son image : lucides, sensibles, mus par un hédonisme modéré parfois teinté de fatalisme, mais toujours vivants et curieux. Curieux surtout des passions humaines que notre homme observe méticuleusement, en homme de science mais aussi en peintre réaliste usant d’un trait fin et précis pour rendre ce petit ballet d’âmes , selon l’expression d’Albert Giraud. Un observateur aguerri pour qui écriture et médecine sont indissociables ! Caducée littéraire qui le relie à cette famille d’auteurs maniant, avec autant de dextérité, le scalpel et la plume. Dans le grand hôpital des lettres, Delattre n’a pas à rougir ! Son cabinet de consultation jouxte assurément celui de Duhamel, Ghéon, Mondor ou Doyle.

C’est à l’athénée de Charleroi que le jeune Delattre, inscrit pourtant en section scientifique, va écrire ses premiers textes et poèmes, encouragé par l’un de ses professeurs, Eugène Hins, qui le mettra quelques années plus tard en contact avec les caciques de la Jeune Belgique, Max Waller et consorts. En attendant, il compose plusieurs sonnets qu’il publie çà et là. Il se tâte, se cherche. En 1888, il fait paraître un premier livre, Croquis d’écolier, chez l’éditeur montois Hector Manceaux, dans lequel il décrit, de manière encore naïve, la vie d’un collégien wallon. Mais les bases de son écriture sont là, une inspiration régionaliste, une acuité dans les descriptions et une ironie légère qui irrigueront les futurs recueils de contes dont il se fera une spécialité. Les titres déjà donnent le ton, Contes de mon village. Mœurs wallonnes (1890), le Jeu des petites gens en 64 contes sots (1908), Contes d’avant l’amour (1910) ou le Fil d’or. Contes du petit verger (1927). Mais à présent, le jeune homme doit trouver sa voie (voix !). Il déménage à Bruxelles et, après une année d’études vétérinaires à Cureghem, on le retrouve inscrit à la faculté de médecine de l’Université libre de Bruxelles. Étudiant consciencieux, il poursuivra de front les deux activités que Tchekhov résume parfaitement : La médecine est mon épouse, la littérature ma maîtresse.

Ses premiers textes sont publiés dans les revues de l’époque, dont la Jeune Belgique . Très vite, tout en poursuivant ses études, le carabin va fréquenter les « raouts » des « Jeunes Belgiques » au café Sesino du boulevard Anspach à Bruxelles. Il se lie avec Eekhoud, côtoie Verhaeren, Krains et Demolder avec qui d’ailleurs il fonde en 1895 une revue dissidente, le Coq rouge . Dans le milieu littéraire, il devient rapidement incontournable car apprécié. Hormis peut-être Van Lerberghe1 qu’il connaît peu, Delattre, en s’installant avec son épouse à Schaerbeek, a pour voisins de nombreux artistes : Courouble, Stiernet, le peintre Lemmen aussi, qui illustrera plusieurs de ses ouvrages.

En 1897, le jeune médecin ouvre son premier cabinet à Schaerbeek. Il est important de revenir sur l’évolution parallèle de sa carrière médicale et de son parcours littéraire. En effet, à l’instar d’autres écrivains-médecins, la première ne cessera de nourrir le second.

Les écrits de Delattre s’appuient sur une philosophie de l’« intimisme » en prise avec le réel et le monde. Une écriture saine, terrestre, terrienne qui est à l’image de sa pratique médicale, objective et rigoureuse. Si son style est maîtrisé — parfois trop ? —, il ne dédaigne ni l’humour ni, à l’occasion, une veine merveilleuse que l’on déniche par exemple dans les Contes d’avant l’amour (1910). Parfois débordante de vocables anciens, voire purement dialectale (on relève des termes quasi improbables comme berliquotter, écaflotes, figotter, biloque2 , etc.), sa prose n’en reste pas moins précise, d’une précision chirurgicale par endroits comme dans la nouvelle le Cœur de Mandoux , figurant dans le recueil les Carnets d’un médecin de village :

En examinant son cadavre, je remarquai que la carotide primitive gauche était sectionnée à la hauteur de sa bifurcation, et rabattue vers la poitrine, aussi bien que si Mandoux l’avait patiemment disséquée.

On se croirait presque, à la lecture de ce passage, dans la dernière enquête d’un profiler à la mode. Rappelons simplement que le texte date de 1910 ! Un ton moderne, un vocabulaire parfois désuet, une sensibilité pour les gens et les choses, une modestie aussi, voilà sans doute ce qui donne l’accent Delattre. N’oublions pas non plus l’ironie fine de notre homme, comme ici dans la description qu’il fait du personnage de Plus est en vous (1933), un double sans aucun doute :

Pour le physique, le docteur Fauret était un petit homme touchant la soixantaine […] il avait le nez plat, les yeux bridés et vifs, les oreilles pointues de Socrate qui tant dégoûtaient encore Nietzsche après 2 300 ans […] Fauret, amateur passionné de jardinage, passait en effet exclusivement dans son courtil, mi-potager, mi-verger, sis au bord de la rivière, les loisirs que lui laissait l’exercice d’ailleurs passionné de son art.

Autoportrait dans lequel on soulignera la double occurrence de l’adjectif « passionné » qui le caractérise si bien. Delattre, en effet, s’est très tôt intéressé à la diététique et à la santé publique au point d’en faire une spécialisation. En janvier 1910, il inaugure une série d’articles d’hygiène alimentaire dans le Soir , qu’il poursuivra pendant plusieurs années et qu’il réunira en volumes sous le pseudonyme de Delassus, le Jardin du docteur (1911) et l’Art de manger (1912). Dans le même registre, il donnera, à partir des années 1930, une chronique radiophonique sur la médecine familiale.

L’année 1912 marque un nouveau tournant dans sa carrière médicale. Il est nommé médecin-adjoint à la prison de Forest et, plus tard, occupera la fonction d’inspecteur d’hygiène au département de l’Intérieur. À nouveau, ces attributions vont lui inspirer des textes dont le recueil Du côté de l’ombre. Carnets d’un médecin de prison (1925) pour lequel il reçoit le Grand Prix triennal.

Du côté de la littérature, mêmes succès ! Les recueils s’enchaînent, certains illustrés par des artistes de renom tels Ben Genaux ou Armand Rassenfosse. Il tire dans tous les sens, articles, collaborations à des encyclopédies, comédies, préfaces (dont celle au livre les Charneux de son ami bruxellois George Garnir3 ). En 1935, il est nommé directeur de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique. À ce titre, il rédige une très belle allocution adressée à Paul Claudel qu’il reçoit pour une conférence sur Verlaine et la Belgique. Il sera également invité, à Paris, aux festivités de commémoration du troisième centenaire de la fondation de l’Académie française. C’est Marcel Thiry qui lui succédera.

On le constate, la vie du médecin est bien remplie, pleine de cette joie dans l’action qui l’anime et qu’il conjugue à des réflexions plus philosophiques. Ces pensées, il les livrera dans ses essais d’intimisme comme Vers luisants (1928) ou Grains d’anis (1936), mélanges de souvenirs, de notes éparses et de fragments autobiographiques esquissés dans lesquels se dévoile l’« intimiste passionné ». Dans un article de la Revue générale de 1936, le pudique Delattre se souvient des auteurs et des livres qui ont compté pour lui. À côté de Perrault qu’il a lu très jeune, il y a les auteurs russes. Ceux-ci le toucheront profondément : Dostoïevski, Tolstoï, Gogol ou Pouchkine. Une littérature qui, véritablement, l’ouvrira au monde de la connaissance, une conscience transparente comme il la nomme et qui s’éveillera chez lui par la synthèse entre la méthode scientifique et artistique. Deux notions qui le porteront toute sa vie. Mais même si, pour lui, ces lectures furent fondatrices, il avoue, avec une modestie réelle, qu’il ne prétend en rien vouloir égaler ses maîtres. À quoi bon la littérature alors ? Il répond avec esprit et un certain détachement :

[…] Je suis celui qui, pour sa pauvre composition littéraire et la peinture de son cœur, ne sait ni préparer sa palette, ni planter ses décors, ni même moissonner les fleurs de papier du succès d’estime, permis au plus malchanceux. […] J’écris donc comme pousse la feuille d’herbe folle, pour rien ; à moins que ce ne soit, par la plus folle vanité — pour arrêter le temps à mon profit ; mais oui, pour ne pas mourir ! Le mystique que j’ai sous la peau ne serait pas en peine de montrer que cela n’est pas si bête.

Au soir de sa vie, l’auteur, installé dans le potager de sa maison bruxelloise, donnera un ultime recueil naturaliste, le Canari. Petits Contes d’animaux (1938). Soucieux de recréer l’image du jardin de son enfance, Delattre n’est pas dupe. La littérature aura été l’affaire de sa vie bien sûr, mais, plus que tout peut-être, c’est la proximité avec la nature, une connexion tellurique qu’il aura cherchée jusqu’à la fin. Il l’écrit dans le Fil d’or : […] avec tous tes livres, tu es devenu innocent au point de ne pouvoir plus faire le moindre bout de culture sans guide.

Le 18 décembre 1938, le docteur Delattre s’éteint soudainement dans un taxi bruxellois qui le ramenait à son domicile.

Trop vite relégué parmi les auteurs régionalistes, Delattre aura pourtant cherché à élargir le spectre en se tournant vers le théâtre, le conte pour enfants, le roman, la nouvelle ou le récit fantastique. Soucieux de qualité de vie et d’écologie partagée — bien avant les manifestes verdâtres d’aujourd’hui —, le médecin Delattre réunit les qualités de l’auteur mesuré et pondéré qui le fait figurer dans la catégorie des justes, ceux qui, comme l’écrit Chateaubriand, sont maîtres de leurs passions . Définitivement, il appartient à cette lignée d’écrivains humanistes lucides, légèrement nostalgiques, mais jamais pessimistes, qui parviennent à faire mentir le « pape » Gide pour qui on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments .

Un style équilibré et tendu qui puise aux sources de son attrait pour les « nourritures terrestres » qu’il cultive, avec tendresse, à l’ombre du « petit verger » de sa maison d’Uccle.

Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 399.