critique &
création culturelle
Tu t’appelleras Lapin
Laisser le monde tracer nos contours

Lorsque le sauvage s’immisce d’un coup (mais à pas de loup) dans le quotidien d’une petite fille, le familier se colore d’inattendu et les frontières s’estompent pour laisser place à un univers fabuleux, tissé des plus singulières rencontres.

Tu t’appelleras Lapin est un ouvrage de l’autrice et illustratrice Marine Schneider, publié aux éditions Versant Sud. Ce bel album mêle l’ordinaire à l’époustouflant, la candeur au discernement, et nomme l’enfant tisseur·se de ponts entre les mondes : iel est celui ou celle dont les yeux voient clair au point de ne pas visualiser de frontière entre les univers. Les points de contact entre les mondes se distinguent parmi les superpositions des formes et des couleurs, dans la transparence de certains volumes qui laissent apparaître le décor au point que se confondent avant et arrière-plan. Sous les pinceaux de Marine Schneider, les lueurs se fondent dans l’eau, les montagnes se muent en vagues suspendues aux étoiles, la neige coule en écume et, dans le paysage sans limite où se meuvent les vivants qui peuplent Tu t’appelleras Lapin, même le ciel et la terre s’entremêlent.

Parmi ces vivants, il y a Belette, une petite fille de sept ans. Elle vit seule dans la forêt, « c’est comme ça ». À l’image de ces compositions saisissantes à l’équilibre d’apparence fragile dans lesquelles elle évolue, Belette est pourtant aussi forte qu’un roseau bousculé par les grands vents. Un jour, elle rencontre l’étrange : un gigantesque lapin endormi en plein milieu du village. « Aucun d’eux n’avait jamais rien vu d’aussi grand, d’aussi sauvage. » Les adultes se réunissent pour tenter d’éclipser ce formidable tas de poils qui trouble leur tranquillité et fait vaciller leurs vérités, mais bien vite se rendent à l’évidence : il leur faudra l’accepter. C’était d’emblée chose faite pour Belette, qui inscrit l’animal dans son paysage et, pour appréhender son altérité, choisit de le nommer : « Tu t’appelleras Lapin ». L’album de Marine Schneider présente une héroïne qui tente de « voir plus loin que l’immédiatement donné à voir 1 » pour dépasser sa peur, les cases et les apparences, parvenant ainsi à penser ce qui déborde l’entendement – et les contours. À cet égard, l’album se fait l’écho délicat du livre de Nastassja Martin, Croire aux fauves , et écrit une version douce de la rencontre avec le sauvage. Pas de dialogue, juste la présence de l’un à l’autre ; la rencontre qui en chacun révèle quelque chose qu’on ne pourra expliquer. L’autrice préserve la part d’insondable : on ne saura pas comment ni pourquoi Lapin s’en va ou s’en vient, ni pourquoi Belette habite seule une maison aux murs tracés par la nuit. Il s’agit d’accepter l’étrange et de se satisfaire, parfois, de questions sans réponses.

L’alliance primitive entre le poétique et le sauvage qui pointe à chaque image évoque l’art pariétal, celui des « rêves oubliés2 » tracés sur les parois de grottes préhistoriques3 . La maison-cabane de Belette n’est pas sans affinités avec ces lieux singuliers teintés de magie : plantée en pleine forêt, l’illustratrice lui consacre une double page dans laquelle elle émerge d’un ourlet d’ombre, comme enfouie dans les profondeurs nocturnes qui emplissent les pages précédentes. Ces corps, ces objets surgis de la couleur semblent réveiller la technique des mains négatives4 : des mains vides de matière qui existent grâce à la couleur qui les entoure – de la même façon que, sur la couverture et lors de la rencontre, Lapin est blanc comme la page, bordé par le paysage. Le trait de Marine Schneider est une surprise continue, un souffle qui s’organise en variations de textures, de tons et de techniques. Des petits animaux partageant leur allure avec les champignons blancs, gravés à même le corps de la forêt, jusqu’aux arbres et buissons qui se rejoignent en un océan de lueurs vertes, l’album élabore, tant dans l’image que dans les mots qui le composent, un espace-temps fabuleux, celui de l’hybridation. Tout comme ces animaux transparents se fondaient dans le végétal, Lapin, inclus dans les jeux de Belette et de ses amis, se mue en hybride minéral, en « animal-montagne ». Le sauvage pénètre le village, l’extérieur se mêle à l’intérieur, la forme laisse place au fond en de continues frictions, en d’incessants débordements des frontières et des horizons.

Ouvrir un album de Marine Schneider, c’est entrer dans une forêt d’un autre temps. Une forêt où les arbres sont hauts et peuplés d’oiseaux chanteurs, où se croisent vivants de toutes plumes et de tous poils, qui foulent de leurs pattes-paumes un sol de mousse où il ferait bon s’assoupir parmi les champignons. Ouvrir Tu t’appelleras Lapin , c’est pénétrer dans un univers hors du temps où les couleurs sont celles du rêve : à la fois plus douces et plus profondes qu’on n’oserait les imaginer les yeux ouverts.

Même rédacteur·ice :

Tu t’appelleras Lapin

de Marine Schneider
Versant Sud Jeunesse, 2020
48 pages

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