Violente incertitude des Émotions
Que dire de l’imprévisible quand on est justement chargé de prédire l’impossible ? Que dire de nos émotions quand celles-ci restent étouffées dans les « et si…? ». Quand on a pour travail la prospective de l'avenir public de l’Europe comme le narrateur de Les Émotions de Jean-Philippe Toussaint, n’est-on pas tenté de regarder de plus près notre avenir privé ?
Après La Clé USB (2019), Jean-Philippe Toussaint continue son nouveau cycle romanesque avec Les Émotions . Nul besoin d’avoir lu La Clé USB pour se plonger dans le quotidien de Jean Detrez, fonctionnaire à la Commission européenne, vu que les deux romans ne fonctionnent pas dans l’idée d’une progression romanesque.
À l’image d’un roman-photo, Toussaint nous offre des arrêts sur images de la vie de son narrateur. Divisé en trois « chapitres », nous suivons d’abord Jean Detrez lors d’un colloque à propos de l’avenir de l’Europe, pour ensuite le retrouver en plein divorce et enfin terminer le roman sur la catastrophe de l’éruption du volcan Eyjafjöll. Déjà amateur d’une littérature photographique avec L’appareil-photo (1988), les arrêts sont ici plus longs mais n’en restent pas moins fugaces : il s’agit de raconter une journée de la vie du narrateur où sont entremêlés ses souvenirs passés et son quotidien, entre le Berlaymont et les étangs d’Ixelles.
Chaque moment est ponctué par la volonté de prévoir ce qui va nous arriver. Après tout, Jean Detrez n'a-t-il pas comme champ d’études la prospective ? Que ce soit l’avenir public de l’Europe ou l’avenir privé de Jean Detrez, l’envie est là de vouloir entrapercevoir de quoi sera fait demain. Pourtant, rien n’aura pu empêcher la vieillesse d’un proche, le bouleversement climatique et l’imprévu d’une rencontre.
Bien que la place des émotions dans les autres romans de Toussaint étaient secondaires, Les Émotions proposent d'approcher les sentiments du narrateur. Face à la difficulté des événements qui bousculent l’Europe, Jean Detrez se laisse porter par l’accident d’une rencontre féminine. Alors que costumes et tailleurs tentent de parer à toutes les éventualités, Jean Detrez fuit. Il fuit vers l’incertitude d’une nuit partagée pour mettre fin, peut-être, aux certitudes imaginées dans les bureaux du Berlaymont. Si tout a déjà été prévu, si tout a déjà été évoqué, que reste-t-il de nos émotions, celles qui restent suspendues dans l’indécision ?
« Il y a un adage, aux échecs, qui dit que la menace est plus forte que l’exécution, et j’avais le sentiment qu’en modifiant légèrement les termes, [...], cet adage pouvait également s’appliquer à l’amour, laissant entendre que la promesse pouvait parfois être plus forte que son tendre accomplissement. »
Même si Toussaint peint son narrateur d’une manière nouvelle, on est bien loin d’une littérature qui déborde de sentiments. Le roman reste construit autour des événements européens contemporains : la montée du nationalisme, l’automatisation grandissante de nos sociétés et la puissance du lobby du trafic aérien. C’est avec beaucoup de justesse que Toussaint décrit les problèmes de notre Europe et le besoin criant de sécurité par la scénarisation des possibles. Son regard est d’ailleurs assez critique et on pourrait presque croire qu’il utilise son narrateur comme un observateur de l’actualité. Au fond, Jean Detrez ne fait que décrire ce qu’il voit de la fourmilière européenne : les jeux de pouvoir, l’importance du paraître et le poids de l’argent dans les décisions politiques.
« Ils avaient l’air de bien connaître la question, de bien maîtriser le sujet, mais en fait, pas du tout, c'était une chimère - et il m’apparut alors que ce n’était pas sans rappeler la situation dans laquelle se trouvent en permanence les hommes politiques. »
Il faudrait relire une, deux, voire trois fois ce roman pour saisir tout ce qui s’y passe. Entre les événements politiques, les ellipses et les passages quasi philosophiques, je m’y suis rapidement perdue en tant que lectrice. Et pourtant c’est ce que j’apprécie dans les romans de Toussaint : le livre ne m’est pas donné avec toutes ses clés de lecture. J’en suis même quasi dépourvue. Tout ce qui me reste sont mes interprétations et l’envie de voir, dans ses mots, l’explication des propres accidents de ma vie dans un monde contemporain que je ne comprends pas.