critique &
création culturelle
William Cliff
de l’homo erectus au poète érigé

Il semble avoir gravi la montagne. Celle-là même qu’il a choisie dans son nom de poète. Auréolé d’un nouveau prix de prestige, le mont de l’œuvre de William Cliff n’en demeure pas moins un Olympe de la petite frappe, du clochard, du voyou, du vagabond, de l’innocent. Depuis toujours détonnant, voire dérangeant, dans le petit monde en quête identitaire des lettres belges, l’insurgé a ainsi peu à peu conquis d’autres lettres… de noblesse, cette fois.

La poésie de Cliff est celle du pain quotidien : pas d’ostentation entre deux vers dont la fausse rime se propose dans une générosité dénu(d)ée et démunie, qui nous paraît si simple, libérée de la « pose du lyrisme ». Sauf que ces vers comptent bien souvent quatorze syllabes. Le pain est savoureux.

Né à l’aune de l’ignominie de la Deuxième Guerre dans un patelin wallon, l’énergumène s’était pourtant approprié une sauvagerie poétique bien en chair, depuis ses premiers textes révoltés, remarqués par Raymond Queneau himself et publiés chez Gallimard dans les seventies. Homosexualité revendiquée, milieu de la drague violente, fuite et exil dans le périple maritime des Amériques, Cliff chante sa démarcation à ceux qui la condamnent, le ramènent au pays en même temps que sur terre. Et le poème tient tout entier dans cet écart fragile entre le grand large pénétré de ciel et les ports blessés de pourriture. L’aspiration au céleste, nourrie chaque jour de ce langage libéré, est écrasée par le poids de l’humain, trop humain, qui sévit dans ce monde où société doit s’établir. La pluie salit le mont Olympe.

Chaque recueil de Cliff est un marché de charbon, comme celui qui siégeait là où le poète habite aujourd’hui. De la matière noire qu’on brûle, qui réchauffe, qui alimente le mouvement limpide du train nous emportant au bonheur de la chance. Car toujours on voyage, à Barcelone, sur l’Atlantique ou en Orient, avec, tapi au fond du wagon, dans le rythme musical et nonchalant du vers fluide mais régulier sur les rails du hasard : l’Autre, qu’on rejette ou qu’on cherche. Chaque recueil de Cliff constitue une page de plus dans le journal assonancé de sa propre existence. Celle d’un arpenteur du monde, d’un boucanier incisif et provocant, troubadour d’une nausée existentielle qui se muscle paradoxalement dans les formes fixes de temps révolus (sonnets, dizains, ballades).

Chaque recueil de Cliff est un peu ce qu’on a pu dire dans le roman à propos de Pierre Michon ou, plus anciennement, de Jean Genet : la grâce et le stupre, la gloire et la biture — des rimes dans la boue, de la blessure dans la mesure. Car c’est de la faille, que naît le chant.

Bibliographie sélective
Homo sum , Gallimard, 1973
Écrasez-le , Gallimard, 1976
Marcher au charbon , Gallimard, 1978
America , Gallimard, 1983
En Orient , Gallimard, 1986
Autobiographie , La Différence, 1993
Journal d’un innocent , Gallimard, 1996
Le Pain quotidien , La Table ronde, 2006