critique &
création culturelle
    Journal d’un animateur

    On me demande souvent à quoi ressemble la journée d’un animateur cinéma, comment se déroule un tournage et qui fait quoi exactement… Bref, comment on arrive à un résultat aussi enthousiasmant que Les droits humains, on en parle ? par exemple ?

    EXT/JOUR. Gare d’Ottignies, août 2018.

    9 h 05

    Assis sur le quai, j’estompe une légère déception face au train me faisant faux bonds, m’obligeant à prévenir mon retard, le sixième de cette année, aux éducatrices avec qui je vais collaborer durant une semaine. Le lundi commence bien…

    9 h 10

    Après les stéréotypes, les migrations, le surréalisme belge, cette fois-ci je dois aborder les droits humains et si possible, le droit à l’école et à l’éducation.

    Je sors mon carnet, j’ai une heure devant moi… Je gribouille des idées, des schémas, des notes et j’établis un top 5 des phrases susceptibles d’amorcer des débuts de plan :

    Il ou elle n’a pas accès à l’école.
    Il ou elle se battent parce qu’ils n’ont pas la même religion.
    Il ou elle était élu(e) par le peuple.
    L’union fait la force
    Pas de bras, pas de chocolat

    Je lève la tête, je regarde le ciel bleu durant un instant je réfléchis. Car oui parfois, l’animateur doit se poser afin de s’armer de créativité, même s’il est face à un mur.

    Mon optimisme me dit : « Mais s’il y a un mur, c’est qu’il y a peut-être une fenêtre ? »

    Mon lyrisme professionnel répond : « C’est peut-être à l’animateur de trouver cette fenêtre et de l’ouvrir pour y faire décanter les vapeurs nébuleuses de la résignation. »

    En gros, je vois le mur mais toujours pas la fenêtre. Je regarde les pages de mon carnet, j’ai une écriture de porc…  Mon train arrive. Inchallah ! Je joue la carte saint Thomas. Je crois ce que je vois. Je résoudrai le problème du mur une fois sur place.

    10 h 06

    Arrivée à Chastre, soleil resplendissant et chaleur ahurissante. Mon sac rempli de matos danse le tango avec mon dos brûlé par les coups de soleil endimanchés, triste tropique. En descendant de la gare, un mur m’interpelle, cela devient obsessionnel. Je prends une photo.

    10 h 15

    Arrivée en sueur, je suis face au mur, le vrai.

    Problème du mur :

    Douze jeunes sont enfermés dans une petite salle de 30 m 2 .

    Sachant que la température de la salle est inappropriée à un cadre convivial et à la réflexion mais convient plutôt au titillement du cuir d’un ballon rond suivi des éclaboussures d’une bataille d’eau. Ajoutant le fait qu’un animateur n’ayant aucun master sur les droits humains mais en cinéma, comment cet animateur en question fait-il pour amener ces douze jeunes sur les voies de la concentration à la problématique du droit à l’école et à la religion ?

    Réponse A) Il sort un syllabus fraîchement piqué la veille à un étudiant de droit et le fait lire à voix haute par chaque jeune pendant quatre heures ?

    Réponse B) Il leur fait jouer le scénario d’ Entre les murs et les martyrise psychologiquement au point de les faire pleurer afin d’avoir de l’authenticité dans leur jeu d’acteur ?

    Réponse C) Il fait un jeu de cohésion de groupe pour apprendre à connaître leurs prénoms tout en demandant leur humeur du jour ?

    10 h 17

    La réponse C.

    10 h 30

    Après avoir jonglé avec la dextérité de ma dyslexie grâce à laquelle j’ai écorché la plupart des prénoms, je les invite à se glisser dans la peau d’un journaliste télé. Ils prennent un temps pour préparer leurs questions et se répartir les rôles. Qui tient la caméra ? Qui répond aux questions ? Si tu étais le bourgmestre de ton village, quelle loi serait la plus importante ?

    10 h 45

    Pause.

    Je m’extirpe de l’animation, histoire de prendre du recul. Je regarde le paysage. Je ne sais pas du tout où le projet va nous mener et il est encore trop tôt pour le savoir : le premier jour d’un stage vidéo est un peu comme une grosse piscine de tempérament où l’animateur tâte la température avec son pied juste pour savoir s’il est possible de s’y baigner ou de plonger la tête la première.

    « T’as pas une gueuze ? » me dit une voix derrière mon dos. Je me retourne en craignant que cette voix soit celle d’un jeune, et non. Un homme joufflu d’une cinquantaine d’année, la tête tremblante et la voix bégayante, une déglingue totale. C’est J.M. : dans chaque village, il y en a un et Chastre a celui-là. Ce type est l’incarnation du lâcher-prise, en gros une réponse personnifiée de mes doutes. Et oui, l’animateur doit parfois laisser les choses comme elles viennent. « Pas de gueuze à 10h ! Il est encore tôt, par contre j’ai du café. » Bredouille, J.M., le lâcher-prise incarné, retourne errer dans les rues de Chastre.

    11 h 30

    Un groupe travaille sur la cartographie de leur village idéal, où les snacks remplacent les pharmacies et où les écoles prennent la place des magasins de chaussure de marque fabriquées par des enfants. Il n’y a même pas une boulangerie dessinée qui me fasse espérer que j’ai du pain sur la planche.

    Allons, allons ! Procédons par étape, je m’accapare l’autre groupe et leur propose une immersion totale de petits intervieweurs en herbe. Une fois les jeunes en action, leurs idées ne sont pas les mêmes que derrière la solitude du banc d’école. Face caméra, quelques chouettes propositions émergent. « La loi la plus importante serait dans mon village de laisser les enfants s’amuser… ou bien encore la liberté d’expression.»

    14 h 20

    En plein exercice de cadrage, ils sont tous en train de s’initier aux différentes échelles de plan, depuis le possible jusqu’à l’inimaginable cinématographiquement parlant. Tous en action, sauf un. Un boudeur : déjà durant la matinée je l’avais remarqué, ou c’est lui qui a voulu se faire remarquer… Il contredisait tout ce que je lui disais. L’archétype de l’anti-conformiste novice.

    Je viens vers lui, lui demande :

    – Que pasa ?
    – J’aime pas qu’on me donne des ordres.
    – Qui est-ce qui t’as donné des ordres ?
    – Toi.
    – Moi ? Non, je ne t’ai pas donné des ordres mais des consignes.

    Le jeune a le visage tout renfrogné et me lance un regard digne d’un révolutionnaire. Je me dis que ce n’est pas gagné. La patience est une vertu, la rhétorique est un art, mon sens de la logique est une autre affaire. Preuve à l’appui :

    – Est-ce que je t’ai obligé à faire l’exercice ?
    – Non…
    – Est-ce que tu as l’envie de le faire ?
    – Non, c’est ma mère qui m’a forcé à venir au stage.

    On arrive à du lourd, je continue.

    – Imagine,  s’il n’y avait pas de consigne, pas de règle dans ce stage : ça serait comment ?
    – L’anarchie, le chaos.
    – Est-ce que l’anarchie et le chaos sont bénéfique pour qu’on arrive à faire un film ?
    – Non…
    – Les consignes et les règles sont-ils utiles alors dans ce cas-là ?
    – Bah oui…
    – Après c’est vrai, à force de refuser les consignes, ces consignes ne deviennent-elles pas des ordres pour celui qui les subit ?

    Il me regarde, je l’ai perdu. Il se lève perplexe et rejoint son groupe. Les mots font désordre.

    16 h 06

    On visionne les résultats de «Tire ton plan », un exercice de cadrage où les jeunes doivent faire deviner une phrase en réalisant un seul plan. Ils tombent sur « Pas de bras, pas de chocolat », une expression aussi abominable qu’inhumaine. Un jeune Syrien joue le jeu, il cache ses bras dans son tee-shirt et tente d’attraper une boîte de boisson chocolatée instantanée posée sur une table. Je me demande si les jeunes réalisent la subtilité de ce plan irrésistiblement drôle. La plupart s’esclaffent de rire, c’est dans la boîte ! Le projet empruntera le ton de l’humour. Une fois la notion du cadrage assimilée, les apprentis reporters sont quasi prêts à plonger en totale immersion. Demain, on tourne des interviews dans une maison de repos, ça promet.

    16 h 45

    Après avoir reçu un retour globalement positif de la part des jeunes et des éducatrices, je les salue précipitamment : j’ai seulement sept minutes pour prendre mon train ! Je marche à grands pas accélérés vers la gare. Même pas le temps de répondre à J.M., mon lâcher-prise, je cours. Mon sac abandonne le tango pour le pogo avec mon dos. Mon train n’est pas encore là, je descends les escaliers pour atteindre le quai, je revois subitement le mur qui m’a interpellé, il a changé de ton.

    Désormais vous êtes au courant de ce qui se passe dans la première journée d’un stage vidéo,  je vous laisse imaginer comment se déroulent les quatre suivantes.

    Affaire à suivre…

    Le résultat de cet atelier : découvrez-le dans la galerie Karoo !

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