Noël, c’est quand j’étais petit. C’est la liste de ce que je voudrais comme cadeaux, qui commence en août, alors que l’école va reprendre. C’est la prochaine île qui fait rêver, prévue sur le calendrier, quatre mois plus tard. Je me souviens que depuis la fin des vacances d’été j’attendais Noël, peaufinant ma commande de cadeaux avec impatience. Sur une liste remplie de ratures, pas dans une lettre au père Noël, j’avais bien vite compris que c’étaient des feintes ces histoires de mec qui vole et qui est partout à la fois. La déception de l’affaire, c’est qu’on m’a interdit de révéler ma découverte à mes petits camarades, alors qu’une découverte de ce type à cinq ans, c’est de l’ordre de la découverte des lois de la gravité : ça réorganise tout autour de soi, c’est un rideau qui se lève. Aucune rancœur contre les adultes qui nous manipulaient, juste une découverte qui valait de l’or. Mais non, je devais prendre soin des croyances absurdes et immatures de mes petits amis et j’apprenais qu’une grande lucidité implique de grandes responsabilités.

Entre la rentrée scolaire et Noël, il y avait bien les vacances de la Toussaint, mais ce n’étaient que dix jours d'automne, rarement marqués par autre chose que l'ennui d’observer les jours raccourcir. Mes sœurs étaient trop âgées pour jouer avec moi, elles étaient à l’âge de se languir en regardant les nuages noircir, et dehors la pluie rendait les jeux d’octobre maussades, c’est du moins l'impression qu’il m’en reste.

Mais les vacances de Noël, c’étaient deux semaines et la promesse pas toujours exaucée de neige. C’était des cousins-cousines plus âgés mais moins que mes sœurs, c’était le foie gras. Et le calendrier de l’avent, qui telle une accélération de battements dans un morceau trap venait précipiter le plaisir d’attendre le jour de fête de l’année. Très efficace, ce calendrier de l’avent : chaque jour depuis le premier décembre, j’attendais le chocolat sûrement mauvais mais pour moi délicieux du lendemain. Derrière chaque case du calendrier, dont il fallait trouver l’emplacement du jour (premier plaisir de la journée), se cachait un chocolat (second plaisir), et derrière chaque chocolat une image (déjà trois plaisirs à sept heures du matin), gagnée, comme les images qu’on recevait à l’école tous les vingt bons points engrangés. Ça marche, la carotte : tout le monde espérait sa petite image d’animal, accompagné de sa description, qui venait nous récompenser (même s’il fallait rendre l’image à la fin de l’année). On ne les lisait jamais, on ne se les échangeait pas, elles se valaient toutes, leur seule valeur était de les gagner, puis de les rendre, comme la coupe du monde. Et puis Noël, c’était le sapin à décorer, ce dont l’intérêt m’échappe tout à fait aujourd’hui, mais qui réjouissait ma mère quand elle m’y aidait. C’était beaucoup ça, en fait, Noël : la transmission des traditions de ma mère, qui tout d’un coup était très présente, que ce soit pour le sapin, la bouffe (toujours les mêmes truffes au chocolat que j’adorais préparer avec elle) et surtout la crèche. La crèche de Noël en pâte à sel avec ma mère, c’était quelque chose. Parce qu’elle n’était jamais là, ma mère, toujours au boulot ou en réunion, mais Noël, c’était sa fête, la nôtre. J’adorais la pâte à sel, pour modeler avec de l’eau, de la farine et du sel des personnages qui n’ont rien à faire dans une crèche, les cuire, les peindre, les vernir et les organiser autour d’un petit Jésus dont j’ignorais tout. Je représentais des scènes de tous les jours, je modelais mes amis, les gens que je voyais dehors, à la télé, les bâtiments que j’observais, et je les organisais autour du petit Jésus. Je ne suis pas baptisé, mes parents ne croyaient pas en Dieu, et Jésus n’avait sa place que dans la crèche, mais cette place lui incombait, et ce n’était pas rien. On préparait tout ça, et le jour de Noël, la veille en fait, puisqu’on ne fêtait que le réveillon, j’étais fier de ma crèche : c’était mon tableau, mon œuvre, même si ma mère remettait toujours ses propres personnages que j’évacuais discrètement. On préparait tout, et la famille que je ne voyais presque que pour l’occasion venait nous faire honneur. On recevait, quoi. On avait préparé une installation qu’ils venaient admirer. J’avais fait ci ou ça, écrit de ma main balbutiante le nom des destinataires des cadeaux qui devaient rendre les vieux aussi heureux que je l’étais moi, avec mes cadeaux, et c’était bien. Les gens arrivaient au compte-goutte, toujours sincèrement contents de se retrouver, blagueurs, au début, puis sérieux par vagues, mais ce n’était pas la soirée, la fête, c’était tout ce qu’il y avait eu avant. Après un repas interminable, on avait nos cadeaux, et j’étais assuré d’avoir, pendant plusieurs semaines, chaque soir hâte d’être le lendemain pour continuer à jouer. Je ne sais plus bien ce que j’avais, encore moins ce que je pouvais bien commander, je ne me souviens que des Légo, pour continuer mes crèches, un peu différemment, un peu pareil que les dessins dont je remplissais les paquets de feuilles d’ordonnances de ma mère. Mon père, dans tout ça, je ne sais pas bien où il était. Déjà il n’était pas toujours là, et quand il l’était, il devait regarder notre agitation, à ma mère et moi, avec un œil amusé et moqueur. Il devait arriver juste pour accueillir les invités et discuter avec eux. Mes sœurs non plus, je ne sais pas où elles étaient, sans doute en train de prendre de la place dans mes plans.