Apollo Brown
Il y avait jeudi soir, presque un mois jour pour jour après les attaques de Paris, un concert d’exception à la Bellevilloise. Pete Rock, ce monument du hip hop East Coast, devait inonder la salle de ses beats sulfureux avec un autre DJ, lui aussi admis depuis peu au panthéon des beat makers.
De toutes les villes américaines, Detroit est sans doute celle qui a le plus contribué au son du XXIe siècle. Je ne parle pas ici des pères de la techno, Juan Atkins, Derrick May et Kevin Saunderson. Non, il faut aller plus loin en arrière. Dans les années 50-60, celle qui fut l’ « arsenal de la démocratie » pendant la Seconde Guerre mondiale, était à son apogée. À l’époque, « Motor City » inonde le pays de ses voitures GM, Ford, Chrysler et sa réussite industrielle transparait presque naturellement dans sa musique.
En 1959, Berry Gordy crée «Motown», le label qui fera, presque à lui seul, l’histoire de la soul et du rhythm and blues. Quand, plus au sud, à Memphis, le label concurrent Stax fait le choix du ghetto, des blousons noirs, avec un son plus dur, plus revendicatif, des voix plus rocailleuses, Gordy préfère lui la douceur et le swing. Grâce aux mélodies des Temptations, des Supremes, des Four Tops, pour n’en citer que quelques-uns, posées sur le son unique des Funk Brothers, Gordy veut promouvoir une musique « black », euphorique, mais qui puisse faire bouger tous les salariés des usines automobiles de Detroit, noirs comme blancs.
Après des années de succès, Motor City et Motown, dont les destins sont liés, crèveront ensemble, lentement, comme un vieux pneu usé. Les émeutes de 1967 en guise de mauvais présage ; au cours des années 70, les usines commencent à se vider, délocalisées dans d’autres États. De leur côté, début des années 80, les fleurons de Motown se séparent progressivement du label, fuyant des contrats trop déséquilibrés. Le concert évènement des 25 ans et le premier «Moonwalk» de Michael ne font pas illusion : le label est sur la pente descendante. Les deux mandats de Ronald Reagan finiront de plonger la ville dans la misère économique qu’elle connaît depuis, faute d’aide financière. Même si General Motors, cédant à la pression du premier président noir des États-Unis, y maintient son siège, rien n’y fait : Detroit est aujourd’hui
l’« arsenal de la dette » (25 000 dollars en moyenne par habitant).
Difficile donc de ne pas entendre une certaine nostalgie dans le son très soul d’Apollo Brown. Le natif de Grand Rapids, deuxième ville du Michigan à 150 miles de Detroit, a rejoint feu Motor City en 2003 pour embrasser sa culture et sa musique. À tel point qu’on ne sait pas aujourd’hui si c’est la ville qui a adopté le producteur ou l’inverse. Depuis ses toutes premières productions en 96, celui qui a associé le dieu grec de la musique et le « Godfather of Soul » pour trouver son nom de scène (Erik Stephens à la ville), rend hommage à la soul et au rhythm and blues des glorieuses années Motown, mettant un peu de chaleur dans le quotidien bien froid des « Detroiters ». Un son reconnaissable entre mille. Certains lui reprochent d’ailleurs de répéter un modèle à l’infini. D’autres avant lui en ont fait les frais, comme DJ Premier. Ils n’en restent pas moins des légendes.
Les voix samplées des anciennes divas sont légions dans les productions d’Apollo. Elles vous feront l’effet d’un flash-back, un son entendu gamin quand nos grand-parents étaient encore fringants, ou qu’on croit reconnaître sans jamais l’avoir connu pourtant. Une madeleine de Proust, pas dans la bouche, dans les oreilles. Des mélodies aussi. Quand je l’ai vu succéder à Afu-Ra sur la scène du VK à Bruxelles, en mai dernier, les gens, venus nombreux, jeunes et vieux, appréciaient plus les passages d’Apollo en solo et ils ne hochaient pas mécaniquement la tête au rythme des beats. Ils dansaient.
C’est ce qui fait la magie des productions d’Apollo Brown. Un hip hop musical, authentique, nostalgique de l’époque pendant laquelle Detroit inondait l’Amérique de ses voitures, mais pas mélancolique. Un hip hop qui chante autant qu’il slame. Ne tombez pas dans la facilité du retour aux sources « old school », « c’était mieux avant ». Ces sources, il ne les a jamais quittées, il les remet juste au goût du jour. Alors que son collègue Gensu Dean chez MMG continue à produire sur son vieux sp1200, fidèle à une époque dorée du hip hop, Apollo parvient à tirer le meilleur des sons d’antan avec les technologies d’aujourd’hui. Un tailleur de diamant au laser, pour chaque album. Comme il le rappelle sur le site de son label : « Everything I make, I try to make it my favorite album of all time ».
Un hip hop humain aussi, qui sait apprécier les choses simples, loin des « trappeurs » d’Atlanta ou du B-More de Balti. Lâchez les Uzi. Oubliez les autoroutes de coke. Ici on boit du sky en tirant sur un blaze et on se raconte nos quotidiens. Laissez les « biatches » twerker. Ici on s’enlace avec la « melody ».
Mello Music Group ne s’y est pas trompé. En enrôlant « AB » en 2009, fort de sa victoire aux Detroit Red Bull Big Time Championships, le label de Tucson, Arizona va renforcer l’identité sonore de ses disques, déjà façonnée par Oddisee, Mr. Lif et Georgia Anne Muldrow. Dès lors, MMG ouvrira ses portes aux talents de Detroit qui ne veulent pas manquer la chance de poser leur flow sur les beats suaves d’Apollo Brown. Journalist 103 d’abord pour monter The Left, le monstre Guilty Simpson ensuite, puis Red Pill, qui formera avec le producteur et Verbal Kent le groupe Ugly Heroes. Au sein du trio, le jeune rappeur originaire de Detroit dépeint le quotidien, parfois morose, toujours dur, des habitants qui essaient tant bien que mal de joindre les deux bouts.
Car c’est une autre caractéristique du hip hop d’Apollo Brown et de Detroit en général : une musique sociale, parfois même politique, reconnue comme telle et respectée par tous les amateurs aux États-Unis. Si les rappeurs ont abandonné les battles, dont le film 8 Mile faisait l’apologie, pour les grands empires locaux comme Reel Life Productions, aucun d’entre eux n’oublie « da hood », les petits boulots et les épreuves du quotidien. Apollo sait de quoi il parle : une semaine après avoir signé chez MMG, il fait les frais d’un licenciement collectif. Même mainstream, Eminem continue parfois à raconter la vie des habitants de Warren, plus grande banlieue de Detroit. Invincible et Finale ont rendu hommage aux « insectes » de la ville désindustrialisée dans un de leurs meilleurs morceaux qui, il faut le rappeler, faisait la part belle aux femmes MC. Ecoutez l’intro et les souvenirs de cette vieille dame sur les incendies des banlieues pauvres de Detroit en 97-99 : « When there was a fire, I would make one call and it would ring all the way around the community, “Is it you ? Are you alright?”, and then it would come back to my house. We had one of the most beautiful communities when I moved here that you can imagine ».
Les plus jeunes d’entre nous découvrent aujourd’hui le Wu, Mobb Deep, EPMD et NWA – il était temps et c’est heureux. Ils doivent savoir que, pendant que East Coast et West Coast se sont engouffrées dans le swag aux basses lourdes et aux beats binaires qui n’ont plus rien à voir avec les revues rhyhtm and blues de Motor City, les enfants de Detroit continuent à rapper la rue, les incendies, la pauvreté, le travail ouvrier, sur des sons qui sentent bon le cuivre. Et, malgré le devenir crépusculaire d’une ville industrielle qui a connu la réussite puis la misère en à peine vingt ans, le hip hop d’Apollo Brown, de feu J Dilla, de Proof et de Slum Village reste imprégné de la clameur du stade derrière les Tigers, synonyme des gloires d’antan. C’est sûrement ça le « real Detroit ».