critique &
création culturelle
De la Madré à la Guerrière
ou la parole retrouvée

Dans ce documentaire radiophonique, Latifa Elmcabeni, cofondatrice du Collectif des Madrés 1 , adresse une lettre à son père pour lui confier une part secrète de leur histoire familiale. De la Madré à la Guerrière sera diffusé en avant-première le 9 avril à 10h45 à l’atelier 210, dans le cadre du Brussels Podcast Festival.

Entre son père qui a quitté le Maroc pour travailler en Belgique sans avoir pu faire d’études, et son fils né en Belgique déscolarisé très jeune, Latifa, la fille devenue mère, se découvre petit à petit Guerrière pour faire face aux violences institutionnelles et policières dont elle est témoin.

Y a-t-il quelque chose de plus intime qu'une lettre ?
Et, de plus, une lettre à un père ?

C'est avec beaucoup de précaution que je me risque à ces brèves impressions, tant l'écriture, ici, relève de l'intériorité. Tant ce que nous avons la possibilité de connaître à travers le documentaire radiophonique De la Madré à la Guerrière est le domaine d’une voix nue.

Ce qui frappe dans ce témoignage, c'est qu'il s'agit d'une femme qui dit « je ».
Mais aussi, et peut-être dans le même mouvement, qui dit « tu ».

Non seulement Latifa Elmcabeni parle à son père, de son père, mais elle se met également à sa place.
Car, dans l'histoire qu'elle lui raconte, son histoire, il s'agit aussi du regard que ce père aurait porté sur elle si elle le lui avait dit.
S'il avait su.

Cette histoire, c'est l'histoire d'un silence.

La parole de Latifa brise ce silence.
Et tâche de l'expliquer, de l'analyser, de le traduire, de le réparer. Ce silence vient d'une violence.

Et cette parole a pour fonction de la renverser.

Violence scolaire, dit-elle, d'abord.
Violence policière, ensuite.
Violence contre le fils de Latifa...
Contre le petit-fils de ce père à qui est adressée cette lettre.

© Collectif des madrés

Violence symbolique, pour commencer ; violence physique, par la suite.
Mais il n'est pas certain que la première soit moins décisive, moins choquante, que la seconde.
Et il n'y a pas de doute que la seconde se produit avec la même logique implacable, la même mécanique autoritaire que la première.

Une même violence institutionnelle s'exerce, comme combinaison de ces deux réalités, condamnant ceux qui en sont l'objet au silence.

Silence d'un fils ; silence d'un grand-père...
Que vient interrompre cette parole d'une mère. D'une madré qui devient, peu à peu, une guerrière .

L’écriture de cette lettre se pose comme un geste de contre-violence à travers lequel la parole de Latifa, – à la fois mère et fille, madré et guerrière –, trouve le moyen de se rassembler.
Et de se libérer.

En l'écoutant, on prend conscience des obstacles, des barrières, des impossibilités à surmonter pour refuser l’ordre des choses.

Comment ce qu'on ne comprend pas devient, au fur et à mesure, quelque chose qu'on n'accepte plus.

Comment une femme, une Belge issue de l'immigration marocaine, va organiser sa révolte pour dire « non ».
Et quelles sont, concrètement, les étapes de ce cheminement, à la fois personnel et collectif...

On suit les rencontres qui conduisent de la honte et la peur au militantisme ; la récolte de témoignages pour objectiver cette violence à travers la constitution d’un dossier ; les interpellations communales pour mettre un terme au silence, et protester publiquement.
On découvre la substance de cette lutte qui est affirmation d'une dignité, exigence de respect, de considération, et appel à la justice.
On sent comment cette femme se transforme ; comment elle passe de celle qui ignore tout des codes et des procédures, en une actrice de la vérité en train de se faire.

En cela, nous avons bien affaire à un processus d’émancipation relevant de l’éthique autant que du politique : intime et social, l'un dans l'autre.
En cela, la singularité de cette voix qui arrache son histoire au silence se donne à entendre comme une façon de rappeler toutes celles et tous ceux que le pouvoir maintient toujours dans l’obscurité.
Le langage de cette femme, son phrasé, son accent, deviennent alors autant d’armes possibles pour résister à la langue de l’oppression.

On est ainsi amené à saisir la pulsation cardiaque de son combat.
Tant, à un moment, elle n'a plus que le rythme de son seul cœur pour s'orienter, et continuer de l'avant.

...

Si l’on ne peut que souligner les forces considérables de cette réalisation, on est néanmoins tenté d’en pointer ce qui apparaît comme une limite.

Il s'agit d'un autre silence. En l'occurrence, celui du fils.

Quelle est, au fond, la place du fils de Latifa dans cette histoire ? Avec quels mots, dans quel langage, en ferait-il le récit ?

Dès le début, Latifa parle du « regard de la société ».
Comment elle assigne à chacun une place ; comment elle fixe un rôle ; désigne une identité ; empêchant bien souvent d'en sortir.

Le parti pris de Latifa est de dénoncer un fonctionnement qui enferme ses propres enfants dans une trajectoire d'échec.

Elle fait part à son père de la tristesse que celui-ci aurait éprouvée s’il avait dû apprendre les difficultés de son petit-fils.
Tout en pensant qu'il serait fier d’elle, malgré tout, pour son courage, et sa persévérance à continuer sa lutte.

La dénonciation d’un système raciste 2 s’avère indispensable pour faire advenir une société réellement démocratique.

Mais nous – auditeurs – ne savons pas ce que ce jeune homme pense de tout cela.
Et, par cette absence, nous sommes paradoxalement amenés à accepter une certaine lecture qui reproduit le scénario de l'exclusion.
Il se pourrait que cette question qui se pose à l’écoute du documentaire vienne de ce qu'il s'agit d'un monologue ?
Peut-être un passage indispensable pour faire entendre d'autres voix, d'autres récits, d’autres pensées ?

Mais quelque chose que l’on peut, en tout cas, ressentir comme une mise à distance.
Distance, en ce sens où il serait difficile pour un auditeur, sur la seule base de ce qu’il a entendu, d’affirmer que ce grand-père ne se serait pas contenté de voir dans la situation de son petit-fils un échec. Et qu’il serait également fier de lui, malgré la tristesse.
Entendons-nous : cela ne veut pas dire pour autant que Latifa assimile la vie de son fils à un échec, mais il n'en reste pas moins que nous ne connaissons pas le point de vue de ce jeune homme sur ce que serait la « réussite » dans le monde dans lequel nous vivons... Nous ne savons pas s'il en partage les valeurs. S'il les conteste. Et comment.

Bien sûr, cela aurait été un tout autre travail d'inviter ce débat à avoir lieu dans le documentaire tel qu'il est, mais c'est une interrogation qui nous a traversé à son écoute.

Cependant, il ne fait aucun doute que Latifa, justement, se bat pour qu'une communication existe ; qu'elle lutte, précisément, pour que les êtres humains que nous sommes parviennent à s'écouter et à se parler. Sans nier les spécificités des appartenances, ni effacer les différences des itinéraires particuliers, afin d’élaborer des interactions débouchant sur des mondes communs.

Cette pluralité des regards, qui, finalement, nous réunit.

...

Par ce documentaire sonore, Maud Girault a aidé Latifa Elmcabeni à porter ce désir, une manière sensible de soutenir sa détermination en donnant une dimension plus large encore à la reconnaissance à laquelle sa cause a droit.

Peut-être que cette parole qui se libère en appellera d’autres à se faire entendre, celles des petites-filles, celles des petits-fils ?

Même rédacteur·ice :

De la madré à la guerrière

Écriture : Latifa Elmcabeni et Maud Girault
Réalisation et montage : Maud Girault
Mise en voix : Sam Darmet
Habillage sonore : Frédéric-Pierre Saget
Musique : Antonin Simon
Mixage : Aurélien Lebourg