critique &
création culturelle
Doubles visages (3)
Björk

La musique n’est pas une expérience entièrement solitaire, même si l’histoire s’évertue à s’attacher à l’individualité d’un·e artiste. Elle s’écrit surtout dans la rencontre, dans la confrontation, dans l’échange et la complicité. De nombreuses œuvres sont nées de cette osmose, mais le social s’est aussi chargé de les déséquilibrer.

Dossier
Doubles visages

La musique n’est pas une expérience entièrement solitaire, même si l’histoire s’évertue à s’attacher à l’individualité d’un·e artiste. Elle s’écrit surtout dans la rencontre, dans la confrontation, dans l’échange et la complicité. De nombreuses œuvres sont nées de cette osmose, mais le social s’est aussi chargé de les déséquilibrer.

Présente depuis plus de trente ans sur la scène musicale, Björk est une artiste réputée et respectée par toutes et tous pour son talent de créatrice, d’exploratrice musicale et d’expérimentatrice. Son avant-dernier album, Vulnicura , sorti en 2015, est le fruit d’un long travail personnel, émotionnellement très intense. Pendant sa composition, elle propose à Alejandro Ghersi, alias Arca, un producteur de musique électronique âgé de vingt-quatre ans, de la rejoindre pour travailler en collaboration sur l’un ou l’autre morceau. Pourtant, à la sortie de l’album, elle observe que la presse opère un raccourci qui est loin d’être anodin. En effet, Arca est présenté comme le producteur de l’album.

Dans un article paru le 21 janvier 2015, basé sur sa rencontre avec Jessica Hopper, The Invisible Woman , elle dénonce un fait : cette méprise dont elle fait l’objet n’est pas subite mais bien présente depuis le début de sa carrière. Non seulement, son talent a toujours été attribué aux hommes qui l’entourent mais en plus, pour que ses idées soient acceptées, il fallait qu’elle fasse semblant qu’elles proviennent d’eux – les hommes.

« You’re not just imagining things. It’s tough. Everything that a guy says once, you have to say five times. » 1

Sa volonté, en exprimant cela, est de permettre aux jeunes filles de s’émanciper de cette hégémonie masculine afin qu’elles puissent, à travers la quatrième vague féministe, ouvrir la boîte de Pandore.

En 2017, elle sort Utopia , en continuité directe avec son précédent album. Cette fois-ci, et pour la première fois depuis le début de sa carrière, Arca collabore avec elle sur l’entièreté de l’album. Plus positif que le précédent, à nouveau très centré sur ses expériences amoureuses dans toutes leurs complexités, Utopia est un manifeste pour l’artiste : elle y dessine une utopie fantaisiste et colorée, imagerie qui s’exprime également dans ses vidéos, développant une réflexion sur l’urgence d’un changement, afin de survivre à ses drames personnels mais également sur la situation dans lequel le monde se trouve actuellement.

« If we don’t have the dream, we’re just not gonna change. Especially now, this kind of dream is an emergency. » 2

The Gate est un morceau puissant, empreint d’une émotion rare et troublante. Björk y expérimente sa voix, saturée, sur une musique pigmentée, nuancée et synthétique, libérée de nombreux codes même si les références à l’avant-garde électronique actuelle sont nombreuses. Les refrains se répondent, s’écrivent dans la répétition, dans la tension, malgré la lenteur du morceau, lui donnant une profondeur particulière.

« Split into many parts

Splattered light beams into prisms

That will reunite »

The Gate, « L’issue », est située dans le corps de Björk. Dans Vulnicura , une blessure ovale est dessinée au centre de sa poitrine et de son corps verrouillé. Dans Utopia , elle parvient à faire de cette blessure une issue. Pour cela, elle réunit les prismes que sa séparation amoureuse avait auparavant morcelé en elle. D’où la présence de ces couleurs iridescentes et ces dégradés arc-en-ciel qui traversent l’album et le clip. The Gate est un morceau d’amour, mais pas n’importe lequel : un amour transcendant, profond, de soi, une autosuffisance qui mène vers l’autre, dans une réciprocité lumineuse et multiple.

Arca

Collaborer avec Arca n’est pas une démarche si anodine, pour Björk. Au-delà des talents évident de l’artiste, c’est l’incarnation d’un renouveau de la musique électronique qui s’inscrit également à travers lui. Il fait en effet partie d’une mouvance qui se démarque et qui ouvre de nouvelles perspectives à la fois musicales, artistiques et intellectuelles. Il n’est d’ailleurs pas étonnant d’observer que cette scène réunit des artistes issus de toutes origines culturelles, de toutes orientations sexuelles et que les femmes y sont particulièrement nombreuses.

Ce qui caractérise le plus ce mouvement (ou plutôt cette sensibilité, pour reprendre les mots de Philip Sherborne ), c’est sa capacité à digérer et métamorphoser tout ce qui a déjà été emmagasiné — autant dans la pop mainstream que dans la musique électronique élitiste — pour en faire un genre authentique, atypique à la frontière entre humain et androïde. Les sons sont froids, mécaniques, synthétiques mais ils sont sans cesse déconstruits et semblent parvenir à se dégager des frontières de l’outil informatique, même lorsque celui-ci est au centre du travail. Cet humanoïde musical ne se distancie cependant pas de la chaleur des corps mais c’est en complémentarité qu’ils s’allient.

Le corps est au centre du travail musical et visuel d’Arca. Bien que son premier album, Mutant , soit majoritairement instrumental, sa voix apparaît davantage dans le second, Arca , sorti en 2017. Elle s’y incarne de manière délicate et aigüe. Pourtant confrontée à la raideur de la machine, dans une musicalité symphonique, elle dessine le contour de l’album, matérialisant la lenteur et la sensualité du mouvement du corps. Celui-ci y est questionné, décortiqué, tourmenté. La question de genre en découle inévitablement pour y être déconstruite, secouée, bousculant nos propres conditionnements.

Pour en savoir plus, je vous conseille vivement cet article de Philip Sherborne sur Frieze.

Même rédacteur·ice :

Vulnicura

2015

Utopia

2017

Björk

One Little Indian Records