critique &
création culturelle
Fever Ray
Pushing boundaries

Fever Ray marque son retour avec Plunge , après plus de 8 ans d’absence. Entre électro expérimentale, trip hop sensuelle et messages politiques engagés, Karin Dreijer a présenté son nouvel opus au public belge à l’AB ce 15 mars.

Kindly leave your phones & cameras in your pockets, share this moment with us.
Tall people please stand back and give space to the shorter ones.
Women to the front.
Love, Fever Ray 1

En quelques mots, imprimés à l’entrée de la salle, l’artiste donne le ton. En se rendant à l’Ancienne Belgique pour le concert promotionnel du dernier album de Fever Ray, Plunge , on accepte d’entrer dans un autre monde, propre à l’artiste, où respect, amour et partage sont mots d’ordre. Accompagnée pour l’occasion de deux batteuses, d’une claviériste et de deux autres chanteuses, Karin Dreijer nous emmène dans un univers décalé et assumé pour une 1 heure 20 de réelle performance artistique : bien plus qu’un concert. Rien que les tenues de scène des six femmes parlent d’elles-mêmes. Entre combinaison en similicuir à la Cat Woman , body à paillettes, tenue fluorescente, costume matelassé de mastodonte bodybuildé et maquillage extravagant, le groupe nous entraîne dans son monde déjanté, à l’image des derniers clips vidéo. Le concert s’ouvre avec les accents lancinants, directs et puissants d’ An Itch une démangeaison , en français – qui viennent titiller les sens du public avec force et envergure. Ce monde, où la folie douce semble être reine, sera aussi agrémenté de moments magiques, brillamment suggérés par les musiciennes. On compte par exemple un solo d’accordéon, ou un interlude dansant où l’une des chanteuses virevolte comme un derviche tourneur.

Karin Dreijer est surtout connue pour son duo avec son frère, Olof, sous le nom de The Knife . En 2008, elle se lance dans son projet solo sous l’alias de Fever Ray. Son premier album, salué par la critique, reprend un univers électronique expérimental et psychédélique. Sa véritable force tient pourtant à sa voix reconnaissable entre mille, aux intonations pures, douces et si particulières de par leurs inflexions suédoises. Si on identifie sans se méprendre le style de Karin Dreijer dans ce deuxième opus, les influences de trip hop sensuelles et lancinantes aux harmonies distordues sont cette fois accompagnées de résonances plus pop. Dans les titres comme Mustn’t Hurry , A Part Of Us , IDK About You ou encore To The Moon And Back , cette sonorité pop est soulignée par des accents tropicaux, limite carnavalesques. Cet esprit se retrouve lui-même durant le concert, avec la variante surprenante de I’m Not Done , issu du premier album. Si le rythme et l’intonation des paroles restent très fidèles à la version de l’album, l’arrangement musical passe d’une version sombre et pesante à une autre colorée, mouvante et enjouée. L’aspect dark , menaçant et inquiétant qui a fait la réputation de Fever Ray reste toutefois très présent, notamment sur des titres comme This Country , Falling ou Plunge .

Fever Ray supports equal rights, all restrooms are trans friendly at this venue tonight. 2

L’autre particularité de Plunge est sa démarche positionnée et engagée. Les groupes musicaux qui font passer ouvertement des messages d’acceptation de soi et de respect de l’autre sont actuellement très nombreux. Fever Ray prend toutefois le parti de montrer son point de vue de manière artistique plus que de le dire. On le comprend bien sûr à travers de nombreuses paroles (avec, comme exemple le plus parlant, les paroles de This Country : « Free abortion and clean water, Destroy nuclear, Destroy boring »), mais aussi grâce à leur gestuelle. Si Karin Dreijer ne prononcera que quelques mots (un bref « Thank you » et un mot de présentation où elle rappelle son nom), chaque mouvement sur scène est calculé et réfléchi. Certains passages sont également chorégraphiés : les chanteuses scandent leurs paroles comme des slogans, le poing en l’air à l’unisson, les mains sur la bouche. Fever Ray semble avoir voulu intégrer le public à cette attitude scénique. La majorité des prestations se terminent par quelques secondes de blanc, où les spots de la scène sont éteints, alors que le public est lui éclairé. Ces moments de pauses permettent au public d’intégrer le message qui vient de leur être transmis. Les annonces laissées à l’entrée des toilettes (où elles soulignent que les trans y sont les bienvenus) ou de la salle de concert se veulent elles aussi revendicatrices. La promotion du concert sur leurs réseaux sociaux comprend également le partage de « portraits » des six différentes femmes, où elles révèlent en quelques mots ce qu’elles feraient si elles étaient politiciennes pour une journée (« I would open the borders » ; « I would  split everything equally » ; « I would apologize »), à qui appartient leur cœur, ou, plus légèrement, ce qu’elles font quand personne ne les voit. Face à cette démarche et à l’attitude charismatique et volontaire de Karin Dreijer, qui toise presque le public en se déhanchant, le public adopte rapidement une attitude dévouée et respectueuse.

La performance réussit à captiver l’audience au point que l’ensemble du concert semble se dérouler en une poignée de secondes. On retient tout de même trois temps particulièrement forts. Tout d’abord avec Concrete Walls , issu du premier album, assez peu représenté lors du concert (seuls six morceaux sur les seize joués proviennent du mythique album éponyme de Fever Ray). Les trois chanteuses réussissent parfaitement à faire monter la tension, grâce à leur chant et à leur présence scénique. Quasi immobiles, dos contre dos en plein milieu de la scène, elles entonnent les premiers couplets avec retenue et circonspection. Leur litanie est accompagnée tout en discrétion par le synthé, qui aide à construire cette pression contenue, tandis que les deux batteuses entament une chorégraphie hypnotique à l’aide d’amples mouvements de leurs bras. La tension est finalement rompue par un solo de batterie déchaîné, qui vient conclure le morceau sous l’œil subjugué du public, mais aussi du reste du groupe.

Sans réelle surprise, IDK About You constitue un autre moment phare du concert, dans un autre registre cette fois. Probablement le plus électronique du dernier l’album, le morceau a su directement entraîner le public en une série de jumpings et autres danses exubérantes. Le moment résume bien l’attitude générale de la foule : si l’ambiance est définitivement au rendez-vous avec des déhanchements constants, les spectateurs restent particulièrement respectueux et bienveillants les uns envers les autres. L’injonction de Fever Ray (« Tall people please stand back and give space to the shorter ones ») sera d’ailleurs elle aussi respectée à plusieurs reprises, lorsque quelques géants de plus d’une mètre quatre-vingt me laisseront passer devant eux − haute de mon petit mètre cinquante cinq et habituée des concerts en fosse, je peux vous assurer que ces faits ne se produisent pas souvent.

Enfin, Fever Ray nous offre le légendaire If I Had a Heart après le rappel, au plus grand plaisir de ses fans. Si l’artiste a su rapidement faire sa place et se mettre au devant de la scène culturelle, c’est en effet principalement grâce à  ce premier single, sorti en 2008. Le titre a tout particulièrement acquis sa part de réappropriation populaire, notamment en devenant le générique de la série Vikings 3 . D’autres utilisations dans des scènes cultes de séries un peu dark (on retiendra surtout les exemples iconiques de The Following 4 et Breaking Bad 5 ont également boosté le succès de la soliste, faisant de ce premier single un incontournable. Performé à la guitare acoustique, If I Had a Heart a d’abord été acclamé par le public, qui s’est très vite calmé pour une écoute quasi révérencieuse.

La performance, bien qu’un peu courte, peut se résumer en une expression qui colle tout autant à ce second album : pleinement riche et apaisant. On sort de l’AB le sourire aux lèvres, une sensation de satiété au creux du ventre, mais désorienté, tout de même, par cet univers décalé et pourtant prenant et réel.

Même rédacteur·ice :

Plunge
Fever Ray
Rabid Records
2017

Vu à l’Ancienne Belgique, le 15 mars 2018