Histoire rotative d’un instrument :
La vielle a traversé un millénaire, certes sous diverses formes. Un siècle anoblie, le suivant déchue, elle frôle même la disparition avant de réapparaître à nouveau. Elle est aujourd’hui bien présente mais encore trop peu (ou mal) connue. Elle est pourtant si passionnante, de même que les répertoires où on la trouve. J’ai voulu retracer brièvement l’historique de cet instrument ancestral à partir de textes glanés ici et là. Une démarche qui, j'espère, pourra aussi éveiller un dialogue avec les connaisseur·euses !
Je l’ai surnommé le synthé du Moyen-Âge. Ça en ferait sursauter plus d’un·e, et à raison. Mais j’ai trouvé dans la vielle à roue une possibilité de prolonger mes recherches synthétiques de nouvelles résonances, textures, vibrations. Ces vibrations, on les ressent fort quand on pose l’instrument contre son ventre. Elles sont difficiles à dompter, de même que ses sonorités, tantôt profondes, tantôt stridentes.
La vielle à roue, c’est un corps résonant traversé par un axe soutenant une roue. Au bout de cet axe, une manivelle actionne la roue qui à son tour vient frotter 3, 4, 5… 8 cordes et plus, ce qui la rattache à la famille des instruments à cordes frottées auprès du violon et du violoncelle notamment. Sur le corps de l’instrument se trouve un clavier qui permet de faire résonner les cordes à différentes hauteurs. Mais pas toutes les cordes ! Et c’est là que je pourrais commencer à vous perdre. Je n’en dis pas plus car j’aurai beaucoup à vous montrer à ce sujet dans la deuxième partie de ce dossier, consacrée, entre autres, à l’anatomie et au son de la vielle à roue.
J’ai l’impression que cela fait une éternité que j’ai découvert l’existence de la vielle à roue. Je n’ai pourtant passé qu’une seule année à lire à son sujet, à l’observer sous toutes ses coutures, seulement en images. Il faut dire que l’instrument est rare, son prix élevé et les luthier·ères peu nombreux·euses, ce qui le rend d’autant plus fascinant et difficile à acquérir. Il y a d’abord eu un premier rendez-vous manqué suite à un concert d’ Osilasi en octobre 2019, au Festival Voix De Femmes. Célia Jankowski (des groupes Vitas Guerulaïtis, Flies Rattle, Collectif H.A.K.) y jouait une boîte à bourdon conçue par Léo Maurel . Il m’a fallu une petite année pour faire remonter l’information vers mon cerveau et m’intéresser à cet instrument. Le groupe France , trio noise bourdonnant, n’était pas pour rien dans cette nouvelle lubie. Emmanuelle Parrenin , que nous rencontrerons en troisième partie de ce dossier, est quant à elle venue sceller cette fascination pour ce curieux instrument insaisissable à plusieurs égards.
Bel et bien confiné et sans concert à l’horizon pendant des mois, je me suis découvert une passion et même quelques aptitudes pour le travail du bois. Bruxelles regorgeant de trésors abandonnés sur les trottoirs, j’ai fabriqué deux vielles à partir de matériaux de récupération, avec les moyens du bord. Pour mieux comprendre l’instrument mais aussi pour pouvoir en jouer car, comme je le disais, l’instrument n’est pas des plus aisés à acquérir.
L’histoire de la vielle et l’évocation du bourdon sont à mon sens indissociables tant on retrouve celui-ci dans nombre de musiques dites traditionnelles et cela de par le monde entier : Japon, Europe, Mongolie, Australie, Inde, Bulgarie… Et notamment dans la musique liturgique ou rituelle, qui est celle utilisée dans le culte ordinaire, chantée par les religieux et religieuses, en opposition à la musique profane. Le bourdon ( drone en anglais), qui consiste en un son, note ou accord continu, est ce qui m’a définitivement convaincu de me pencher sur la vielle, ses déclinaisons et sa fabrication. Il sert d’appui pour une mélodie que l’on est libre d’imaginer à partir de cette note. Il est, dans la musique liturgique, le support, le soubassement de la ligne mélodique comme l’explique Luke Warm dans son article “Drone : du bruit à la musique”.
C’est dans l’Espagne du XIIe siècle que l’on trouve les premières représentations de la vielle à roue. Elle servait alors à soutenir le plain-chant et les polyphonies dans la musique d’église. On la nommait Organistrum. On retrouve celle-ci fréquemment représentée dans la sculpture romane en Europe, souvent dans les mains des Vieillards de l'Apocalypse . Le clavier rudimentaire à tirettes exigeait l'usage des deux mains et donc le concours de deux personnes : une pour le clavier, une autre pour actionner la roue. L'instrument possédait trois cordes jouant la mélodie à la quinte et à la quarte. Ses possibilités réduites le limitait alors au soutien du chant religieux dans les églises. La roue, actionnée par une manivelle, en fait une sorte d’archet perpétuel, pourvu qu’on n'interrompe pas sa rotation.
Il est difficile de connaître la provenance de l’instrument mais on sait que sa diffusion a été assez large en Europe. Il est également complexe d’identifier les circonstances de son développement technique. Les sources qui permettent de tracer son histoire sont majoritairement iconographiques. Il est intéressant de voir qu’une recherche d’image avec comme mots clés « vielle à roue » laisse entrevoir une grande variété de classes sociales pratiquant l’instrument.
Je me suis également interrogé sur la manière dont a été formalisée l’idée d’une roue frottant des cordes, au détriment de l’archet, peut-être plus simple à fabriquer et ne demandant pas d’inclure un mécanisme rotatif directement dans l’instrument. Je ne saurais que trop vous conseiller la lecture de l’ouvrage « Histoire politique de la roue » de Raphaël Meltz. S’il n’évoque pas l’instrument en tant que tel, il a cherché à comprendre les raisons et significations de la présence de la roue en différents endroits du globe et la place que celle-ci a pris dans les différentes civilisations. Ainsi, c’est en Europe qu’elle a été le plus plébiscitée avant d’être imposée progressivement aux populations des autres continents. L'utilisation de la roue et du cheval n'était pas répandue dans l'actuel Mexique avant l'arrivée des Espagnol·es. L’auteur observe cependant que cela ne signifie pas que les civilisations pré-coloniales n’en connaissaient pas l’existence, puisque de nombreux jouets aztèques en étaient pourvus.
Comment s’est imposé le choix de la roue, aussi appelée roue-archet, quand l’archet aurait pu être rapporté d’Orient au temps des croisades, entre le XI et XIIe siècle ? Les hypothèses peuvent être multiples. La journaliste Nathalie Moller se pose d’ailleurs la question dans un court article sur l’archet : « Y a-t-il eu plusieurs inventions parallèles d’instruments à cordes frottées, à différentes époques, en différents lieux ? » D’après elle, ces hypothèses ne sont pas forcément incompatibles. On peut imaginer que la roue ait été imaginée comme le moyen idéal et le plus pragmatique de produire un son continu avec un minimum d’effort face à l’archet. Mais comme le montre Raphaël Meltz, l’hypothèse purement rationaliste est rarement suffisante pour expliquer le développement d’une technique. On n’utilise donc pas la roue nécessairement parce qu’on en a pas connaissance mais peut-être aussi parce qu’on décide de ne pas en faire l’usage.
Revenons au bourdon. Il y a bien d’autres manières d’en créer : la cornemuse, le psaltérion, la voix, ou encore certains instruments à vent joués à l’aide du souffle continu (aussi appelé respiration circulaire, comme le Satârâ et l’alghoza par exemple) font aussi partie de ces instruments capables de produire un bourdon. Le remplacement progressif de la vielle par l’orgue dans les musiques liturgiques le souligne d’ailleurs. Que nous dit donc l’usage de la roue qui donne à cet instrument ces allures de machine ? Est-ce que la lutherie de la vielle à roue ne parlerait pas du contexte social et politique de son développement ? Finalement son adoption au cours de son histoire par des classes sociales différentes, ainsi que par les femmes autant que les hommes, de même que l’ont été le vélo ou encore la voiture, laisse entrevoir une histoire politique de la vielle à roue passionnante à écrire, et à lire.
L’organistrum aussi appelée « symphonie » ou « chifonie » évoluera d’ailleurs vers un instrument plus compact et commode, jouable par une seule personne. Remplacée peu à peu par l’orgue, la « vièle » (un nom commun à tous les instruments à cordes et à archet au Moyen Âge) trouve preneur·euses chez les trobairitz et troubadours, conteur·euses du XIIIe siècle, durant lequel elle connaîtra son premier âge d’or. Elle est également pratiquée par la noblesse et on la retrouve notamment dans cette œuvre de Guillaume de Machaut « Complainte: Tels rit au main qui au soir pleure (Le Remède de Fortune) » accompagnée à la voix par le contre-ténor Michael Collver. Véritable orchestre de poche, elle est aussi bien utilisée pour conter que pour faire danser. Elle est pourtant plus tard reléguée à la rue où les mendiant·es, les aveugles en joueront pour faire la quête. Elle sera dès lors désignée comme « l'instrument truand ».
Elle connaît pourtant un regain d’intérêt du côté de la Cour au XVIIIe siècle. Le développement de sa lutherie et de son répertoire donnent à l’instrument ses lettres de noblesse ; une mode qui durera près de 40 ans. On cite souvent le luthier et musicien Henri Bâton comme le premier à transformer radicalement la facture de la vielle. Il lui donne une forme de guitare et affine ses possibilités sonores afin de pouvoir l’intégrer à part entière dans les ensembles baroques. Elle est alors adoptée par les nobles et aristocrates. Cela participe donc d’un effort de faire de la vielle à roue un véritable transfuge de classe des instruments dits populaires. Comme l’écrit Paul Fustier dans sa thèse La vielle à roue dans la musique baroque française : instrument de musique, objet mythique, objet fantasmé ? : « On travaillera à décontaminer l’instrument, à le débarrasser de tout ce qui évoque son passé d’instrument truand, outil de mendicité. » Le répertoire baroque, ardu à assimiler, demande beaucoup de dextérité, ce qui fait des viellistes des musicien·nes d’exception.
En plus de la France, on sait que la vielle est très répandue dans toute l’Europe jusqu’en Russie. À nouveau « reléguée » aux campagnes françaises, l’Allié par exemple où s’installera le premier atelier de fabrication de l’instrument qui courra sur presque deux siècles dès 1795. On peut dire qu’au fil des siècles, elle est devenue une abonnée de l’ascenseur social, et dans les deux sens. Prisée des aristocrates puis laissée aux paysan·nes : comment expliquer une histoire si accidentée, faite de consécrations et de dégringolades ? Possédait-elle des défauts qui empêchaient le développement d’une virtuosité, d’une vélocité et d’une expressivité que permettait le violon par exemple ? On peut aussi se demander si l’instrument a déjà fait l’unanimité au moins dans les cercles musicaux élitistes. Ce que l’on sait de son histoire ne nous empêche pour autant pas de penser qu’il ait pu être présent simultanément dans divers milieux sociaux. Paul Fustier avance même qu’au XVIIIe la vielle à roue, auparavant instrument populaire par excellence, aurait pu être adoptée par l’aristocratie comme un clin d'œil au villageois idéalisé, « cet être pur, naïf et libre, vivant sans contrainte ni règle morale ».
Qu’elles soient d’Auvergne, de Bretagne, d’Irlande ou encore d’Espagne, la vielle est dans le courant du XIXe siècle assimilée aux musiques traditionnelles et villageoises. Son répertoire étendu et original ne cesse d’être redécouvert avec surprise. Après être quasiment tombée en désuétude (beaucoup d’instruments seront détruits, perdus ou revendus à petit prix entre la fin du XVIIIe siècle et la première moitié du XXe siècle), elle connaît en francophonie un nouvel intérêt dans les années 60-70 avec le revival folk-traditionnel. Difficile à acquérir (comme je le disais plus haut), la vielle à roue passionne tout autant par sa pratique que par sa fabrication. Beaucoup choisissent de s’y lancer ‒ ce qui fait aussi l’originalité et la richesse de l’instrument et de son histoire. Présente aujourd’hui au niveau international, on la retrouve jusque dans le métal folklorique mais aussi dans les musiques expérimentales avec des morphologies et sonorités aussi diverses qu’il y a de musicien·nes pour en jouer. C’est ce qui nous intéressera dans la prochaine partie de notre dossier.
Merci à Elise Dutrieux d’avoir illustré cet article ainsi que pour sa relecture et ses corrections avisées. Merci également à Julie et Lorent pour leurs corrections et leurs retours.