critique &
création culturelle
Quinze ans de Room40
Rencontre avec Lawrence English

En l’espace d’une quinzaine d’années, le compositeur-curateur Lawrence English est devenu une figure incontournable de la scène expérimentale australienne et mondiale.

2008 a vu la sortie, sur le mythique label Touch, de Kiri No Oto : un concept album transposant les effets de brouillard à des contextes sonores divers, marqué par des processus d’hypersaturation et de variations de fréquences et de volumes. La relation au contexte visuel tenait davantage de la tempête en haute mer qu’à la promenade dans la brume de par chez nous.

Wilderness of Mirrors , son dernier opus sorti en juillet dernier au sein de sa propre écurie, entame cependant un virage surprenant. Délaissant les références environnementales claires, tellement récurrentes de ses compositions précédentes, Lawrence English y approfondit son exploration des dynamiques et densités sonores extrêmes . Ce n’est donc pas par hasard s’il mentionne les expériences live des groupes Swans, Earth et My Bloody Valentine comme des expériences décisives au moment de l’enregistrement de l’album.

Karoo n’a pas manqué le passage au Netwerk à Alost de Lawrence English, John Chantler et Rafael Anton Irissari (tous deux signés sur le label) pour la tournée européenne des quinze ans du label et s’est entretenu avec Monsieur Room40 lui-même.

Room40 fête ses quinze années d’existence. Quelle est l’origine du label et de son nom ?
Room40 est vraiment né de mon envie de partager de la musique en laquelle je croyais. Au moment où l’idée du label a germé, j’étais entré en contact avec de la musique qui me touchait intensément et qui n’avait pas encore été publiée. J’ai senti que cet état des lieux devait être partagé.
Le nom du label est quant à lui celui du laboratoire de Bletchley Park dans lequel fut cassé le code Enigma . J’aimais l’idée suggérée par cette métaphore : réunir des acteurs de différentes disciplines autour d’une même question, en l’occurrence la musique. Cela représente bien les valeurs fondamentales de Room40.

Dans l’état actuel de l’industrie musicale, dont les modèles sont en constante évolution, quinze années d’existence constituent un point de référence : c’est le moment de jeter un œil sur le travail accompli ou de se projeter vers avenir radieux ?

Je pense que l’avenir est toujours radieux lorsqu’on sait où se trouve le soleil. C’est vrai que de nombreux défis se posent aujourd’hui pour pas mal de labels et d’artistes, et spécialement pour ceux qui s’inscrivent dans des modèles appartenant désormais à une autre époque. Il ne fait aucun doute que nous avons connu d’importantes transformations, et leurs effets se font sentir de plusieurs manières dans la façon d’opérer de Room40. Mais en même temps, il y a tant d’excellente musique qui se crée autour de nous. Je crois que la vraie question est maintenant de savoir comment on aide les artistes à évoluer et à arriver à maturité (et par définition, les structures comme les labels). Tout ne doit pas subsister à jamais, mais en même temps, le meilleur travail ne s’accomplit pas toujours dans les premières années d’une vie de création. Donc, on doit explorer des moyens qui assurent que la production artistique ne privilégie pas la quantité au détriment de la quantité.

Room40 se distingue par une ligne artistique très forte. On sent que vous avez rassemblé autour de vous des musiciens qui partagent un même état d’esprit. Comment préparez-vous chaque sortie et quel genre de relation entretenez-vous avec ces artistes ?
Je peux vraiment dire que Room40 est actuellement un label constitué autour d’amis, c’est presque familial. On ne vit qu’une fois et si je travaille avec quelqu’un, j’aime autant que ça soit une expérience forte basée sur une relation intense. Je veux partager des buts et des désirs communs. Je crois énormément dans les artistes avec qui je travaille et je veux investir mon temps et mon énergie avec des personnes pour qui j’éprouve le plus grand respect. C’est désormais la définition-même de Room40.

Room40 est connu pour son identité graphique, notamment au début à travers ses pochettes d’albums monochromes et leur esthétique proche des origamis. Ce format semble avoir été abandonné. Les nouvelles propositions traduisent-elle une réflexion sur les attentes des amateurs de musique expérimentale ou sur votre propre regard à ce sujet ?

Le packaging a toujours revêtu une importance particulière pour moi. On peut dire qu’au cours de l’évolution du label, nous nous sommes imposés une charte esthétique, des règles : les monochromes, un vernis mat, une police typographique… Toutes ces règles ont été fixées dès le départ lorsque je travaillais avec mon grand ami Stephen Alexander. C’est grâce à lui que ce cadre esthétique s’est imposé et je l’en remercie encore aujourd’hui !
Si cela a évolué aujourd’hui, c’est à travers des déclinaisons pour les CD (il y en a six ou sept) et pour les vinyles (il y en a cinq ou six). J’aime découvrir de nouvelles options : les dernières sorties proposent une sorte de gaufrage et, avec le vernis mat, c’est la combinaison parfaite pour le moment.

Ce travail sur le graphisme de Room40 est-il le fruit de la même philosophie que celle qui vous conduit à travailler avec tel ou tel musicien ?
Quelques graphistes se sont succédé au fil des ans. J’ai moi-même créé pas mal de ces pochettes. Je travaille depuis quelques mois avec mon ami Traianos Pakioufakis qui fait un boulot remarquable : il est très ouvert mais aussi très concentré, c’est un plaisir de collaborer avec lui sur de nouveaux projets, je peux lui faire entièrement confiance.

Pour célébrer ces quinze années d’existence, vous avez emmené avec vous Rafael Anton Irisarri, John Chantler et Heinz Riegleron en tournée européenne. Vous semblez vous produire beaucoup sur scène : quelle approche avez-vous de la performance en concert de votre travail de compositeur ?
C’est drôle parce que j’ai justement l’impression d’avoir réduit mon activité en termes de concerts depuis quelques années. C’est presque comme si j’y revenais seulement peu à peu, après avoir vraiment pris conscience de ce que l’expérience du concert représentait vraiment pour moi… Et j’y reviens avec un appétit féroce ! Selon moi, le concert permet de mettre en jeu l’autre oreille : le corps. Quand vous écoutez de la musique chez vous, c’est avec votre esprit, votre cerveau. En live, le corps se met en action, envahi de vibrations et investi par le son. Je trouve que cette médiation avec le public est à la fois très puissante et très provocante. Wilderness of Mirrors a vraiment été créé dans ce but.

On se souvient de vos premiers albums, Varying Degrees of Winter et A Colour for Autumn, dédiés aux saisons. Kiri No Oto pourrait se traduire par le Son du brouillard . Et vous avez récemment proposé quelques véritables field recordings , témoignant encore une fois de votre intérêt pour les sons qui nous entourent.
Il me semble qu’écouter est l’un des actes les plus profonds qu’on puisse poser. Cela peut pourtant sembler très simple, mais une écoute intense, en profondeur, requiert un effort et une détermination qui échappe à beaucoup d’entre nous, selon moi.

Wilderness of Mirrors semble évoquer un départ : en l’écoutant, j’ai eu l’impression que vous désiriez emmener vos auditeurs vers un ailleurs. Dans quel état d’esprit avez-vous réalisé cet album ?

Contrairement à beaucoup de mes précédents albums, celui-ci intègre des expériences très personnelles que j’ai vécues ces dernières années. Je me suis senti trahi, politiquement trahi, tant dans mon pays que dans bien d’autres. J’ai ressenti une frustration incroyable devant l’expression de toute cette idéologie creuse et face à des mesures quantitatives plutôt que qualitatives. C’est comme si nous avions oublié que le socle de la société est constitué du peuple, de la communauté, du devoir de prise en charge. Ce disque était une réponse à ces attaques contre le contrat social. Il est né d’un profond sentiment de trahison et d’une certaine forme d’optimisme nihiliste.

Finissons sur une note plus légère en vous demandant quelles sont les découvertes récentes, peu importe la discipline artistique, que vous auriez envie de partager avec les lecteurs de Karoo ?
Je viens d’apprendre la mort de Dorothy Napangardi. Chacune de ses peintures est un univers en soi. J’ai failli la rencontrer il y a quatre ans et ce sera désormais un profond regret. Son travail est d’une profondeur inouïe et cette richesse nous manquera.
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Lawrence English vient de rééditer sous formats LP, CD et numérique The Peregrine ( le Pèlerin ), adaptation sonore du roman éponyme de J. A. Baker.