Sorcellerie analogique
Mystérieux, mystifié : à la découverte d’un instrument aux multiples facettes, plus accessible qu’il n’y paraît. Introduction au modulaire.
Explorer les musiques électroniques, c’est rapidement faire face à la diversité des outils, leur constante évolution technique et les nombreuses interprétations artistiques de ceux-ci. Régulièrement, des esthétiques multiples, apparues plusieurs décennies plus tôt, refont surface, revues au goût du jour ou interprétées au premier degré, permettant de se replonger dans l’histoire du genre, complexe et passionnante. Parmi eux, le synthétiseur modulaire.
D’abord l’instrument, ancêtre analogique de nos actuels synthétiseurs numériques, et puis l’esthétique, froide, complexe, contemplative : ce qu’il faut pour rendre cet outil plus mystérieux qu’il ne l’est réellement. Nous étudierons le modulaire d’un point de vue technique et historique. Cela nous amènera à échanger ensemble sur le sujet et découvrir le parcours de Monolithe Noir, celui de Maria Teriaeva et d’autres artistes qui ont marqué le genre musical. Vous l’aurez compris, à la fin de ce dossier, le modulaire n’aura de sorcier que le titre et il ne vous restera plus qu’à vous y mettre.
Sciences modulaires
Le synthétiseur modulaire consiste en l’assemblage et l’interconnexion de modules dans un même système. On parle aussi souvent de « système » modulaire. La constitution d’un système se fait selon une logique technique : chaque module a une fonction révélée par sa connexion avec un ou plusieurs autres modules via ce qu’on appelle des « patch cables » ou des « cavaliers » insérés dans une matrice – à la manière d’une bataille navale – dans le cas de certains synthétiseurs.
Le système est dit modulaire puisque constitué de plusieurs modules mais également du fait que les modules peuvent être agencés et connectés voire remplacés selon tout un tas de combinaisons (pour ne pas dire une infinité). Le principe technique de base est le même pour tous les systèmes, celui de la synthèse soustractive, un procédé de synthèse sonore qui consiste à générer un signal riche en harmoniques puis à l’adoucir à l’aide de filtres fréquentiels mais également d’enveloppes qui modifie l’amplitude du son et sa temporalité.
Petit retour en arrière
Alors que les auditeur·rice·s de la BBC, au début des années soixante, découvrent les sons singuliers de Daphne Oram (compositrice et créatrice de l’Oramics) et que les cinéphiles tremblent sur la bande son de Planète Interdite , composée par Bebe et Louis Barron, le synthétiseur modulaire n’existe pas encore. C’est entre les mains d’ingénieur·se·s, dont certain·e·s sont aussi compositeur·rice·s, travaillant dans des laboratoires universitaires ou des studios financés par de grandes compagnies, qu’il prend la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. Une poignée de musicien·ne·s et compositeur·rice·s s’en emparent pour en faire un instrument d’expérimentation musicale. Nous sommes au début de la Guerre froide et la conquête de l’espace stimule l’imagination de la fascination pour un ailleurs sonore, extra-terrestre.
Il reste cependant difficile de déterminer géographiquement et temporellement son émergence tant ses influences et ses facettes sont multiples. Les innovations technologiques se développent alors de toute part depuis (entre autres) l’apparition du thérémine, inventé par Lev Sergueïevitch Termen en 1920. Dès les années cinquante, on peut découvrir l’Electronium de Raymond Scott, le Buchla 100 de l’inventeur du même nom ou les synthétiseurs désormais légendaires de Robert Moog, tandis que le San Francisco Tape Music Center permet l’émergence de nombreuses figures pionnières, comme Pauline Oliveros qui en deviendra sa directrice en 1962. Ces différentes trajectoires se sont nourries les unes des autres dans un contexte de développement industriel intensif, rejoint par une effervescence culturelle et artistique.
Silver Apples Of The Moon de Morton Subotnick, un des premiers disques enregistré avec un synthétiseur modulaire (Buchla).
Les philosophies, bien que différentes, se rejoignent en un socle commun, celui de créer des sons à partir d’un circuit électronique. Deux approches très claires se dessinent, avec d’un côté l’envie de développer des instruments qui rappellent la tessiture des instruments acoustiques déjà existants, de l’autre une volonté de se projeter dans la recherche de nouvelles sonorités et gestes musicaux. Arp, EMS, Buchla, Moog, etc. sont autant de regards différents qui défient la standardisation matérielle et intellectuelle du synthétiseur modulaire malgré des contraintes techniques communes.
Il faudra attendre les années septante pour que la musique électronique se démocratise, chose rendue possible par Robert Moog et son Minimoog Model D. Les synthétiseurs modulaires s’adressaient jusqu’alors à un public privilégié économiquement. Une brèche s’ouvre alors, les synthétiseurs se simplifiant de plus en plus et cachant pudiquement leurs entrailles et interconnexions. Très vite, les ventes explosent et provoquent avec elles un véritable tsunami sonore avant sa tombée en désuétude dans les années nonante.
Post-modernisme
Aujourd’hui, le modulaire revient au devant de la scène pour plusieurs raisons : d’abord en réaction au numérique, éveillé par une forme de nostalgie (comme c’est également le cas des appareils photos analogiques). Puis pour des raisons esthétiques, le grain de l’instrument faisant l’objet d’un véritable fétichisme. Son intrigante apparence attire l’oeil des curieux·ses et la miniaturisation des composants électroniques permet d’avoir chez soi des instruments de plus en plus petits mais aussi de plus en plus performants (certains modules digitaux sont de vrais petits ordinateurs).
D’un point de vue musical, les amateur·rice·s se régalent du côté aléatoire de l’outil, libéré des contraintes des cases prédéfinies d’un logiciel de composition ou d’un synthétiseur aux multiples menus et sous-menus. Cette invitation au ralentissement, à l’exploration, permet à le/la musicien·ne de tracer un chemin singulier pour trouver un sonorité unique, avec l’utilisation d’interconnexions inattendues, des traitements spontanés et immédiats, impossible à recréer. Ce monde des possibles invite à la contemplation musicale dans sa forme la plus pure et la plus réjouissante.
Antoine Pasqualini & Élise Dutrieux