Elle bénéficiera, une fois n’est pas coutume, d’un clip vidéo remarquable. À première vue, une ballade pop inoffensive. Pourtant, insidieusement, un climat s’installe et crée de subtiles correspondances. Le titre fait référence à la promotion 1974-1975 d’un lycée parmi d’autres, celui où le compositeur, Mike Connell a fait ses études, à Raleigh, N.C. Mais peu importe.

Au début de la vidéo, un groupe local de cheerleaders annonce la chanson devant un bâtiment scolaire, image de l’Amérique provinciale. Puis sur fond noir, le nom du lycée. Ensuite, la musique démarre et l’on va voir alterner les photos en noir et blanc des élèves de terminale de l’année 1975 avec ce qu’ils sont devenus dix-huit ans plus tard. Les gens se contentent de poser , un peu comme dans la séquence ralentie de Koyaanisqatsi , certains sont souriants ou rient de bon cœur, d’autres sont timides, embarrassés. Quelques indices nous suggèrent ce qu’ils sont devenus : la présence d’enfants, l’habillement, un outil tenu à la main, une chaise roulante… Quelques gestes maladroits pour cacher une calvitie naissante ou peigner une chevelure. Une main qui glisse le long d’une robe, des yeux qui pétillent ou interrogent. Souvent, l’affection affleure. Le physique a changé, peu ou prou, de légères rides, un ventre un peu proéminent… Certains visages graves sont poignants, je suis frappé par l’expression profondément triste de cet homme noir en costume et cravate tenant à la main un attaché-case, et dont l’apparente réussite sociale semble cacher une blessure, un échec.

Dans les regards des photos d’adolescents, on voit l’espoir ; les regards des mêmes devenus adultes sont tantôt graves, tantôt sereins, voire philosophiquement débonnaires ou résignés. Qu’est-ce que la vie a fait de nos rêves ?

Le texte, d’apparence simple, reste ouvert et flou : à qui s’adresse l’homme, de cette voix aux accents nostalgiques ? À une fille connue autrefois et venue le retrouver malgré la pluie battante ? Si oui, que veut-elle ? Redonner une deuxième chance à une histoire d’amour qui n’a jamais commencé ou qui a déraillé en chemin ? Et qu’est-ce que cette visite remue en lui ? À quoi se réfère le « just sorry ever after » ? Comme dans une nouvelle de Katherine Mansfield, on ne sait rien des personnages, on ne pourra que deviner.

Malgré son titre spécifique, la chanson touche un sentiment universel et jamais élucidé : le regret des choses qui auraient pu être et qui n’ont pas eu lieu . Quelle hésitation nous a empêché de prononcer un mot, d’oser un geste, quel aveuglement nous a fait passer à côté d’un être au profit d’un autre, quel refus définitif n’avons-nous pas essuyé, qui laisse en nous la trace indélébile d’une douleur secrète d’autant plus vive que c’était peut-être une question de moment, de malentendu ? Et que déclarer sa flamme est une telle audace, un tel risque : « I was the one who let you know », mais à quel prix ?

Et aussi… le regret a-t-il lieu d’être, finalement ? Pouvons-nous vraiment tout recommencer des années après, comme si le temps n’avait pas passé, comme si nous étions toujours les mêmes ? La personne qu’on a devant soi n’est peut-être plus que le vague souvenir d’une image lointaine, d’un éden révolu auxquels on s’accroche désespérément : « cause you’re really only after seventy-four seventy-five ». Il n’y a rien à dire, conclut la voix désabusée, tout a déjà été dit.

Reste pourtant cette sensation étrange : lorsqu’on a quelqu’un enfoui au fond du cœur, même des retrouvailles non abouties gardent un côté magique car comme une épiphanie, le passé ressurgit et le temps est aboli . Sentiment d’irréel que nous restitue l’image furtive et ralentie des musiciens jouant dans un tempo décalé, tandis que le texte résonne en symbiose : « and the same voice coming to me like it’s all slowing down ». La voix d’un amour égaré dans le désordre d’une vie, venue d’ailleurs, qu’on a longtemps entendue ou recréée en soi, vient soudain pénétrer notre présent, nous faire chavirer. Elle devient réelle et le quotidien est suspendu pour un instant. Mais un instant seulement, car qui a-t-on vraiment devant soi ?

Anodine et ravageuse à la fois, une petite mélodie pop vient nous rappeler que le dérisoire côtoie parfois le sublime , que les nœuds tissés par la vie restent bien difficiles à démêler. Mais faut-il vraiment chercher à débrouiller l’inextricable ? « Nothing to say, cause it’s already said ».