critique &
création culturelle
Variations sur
une peine de cœur I Heard It Through The Grapevine

I Heard It through the Grapevine est sans doute une des chansons les plus célèbres de Marvin Gaye, mais aussi de la soul. Retour sur le destin exceptionnel de cette composition du duo Whitfield/Strong et passage en revue de quelques versions célèbres.

I bet you’re wondering how I knew

‘Bout your plans to make me blue

Groovy et Bluesy sont sans doute les termes anglais qui conviennent le mieux pour décrire cette chanson du duo Whitfield/Strong dont le début de carrière fut difficile : après bien des atermoiements, la toute-puissante Tamla-Motown décida finalement d’en confier l’interprétation à Marvin Gaye avec le succès que l’on sait (elle avait en fait d’abord été prévue pour Smokey Robinson mais cette première version ne fut diffusée que bien plus tard). Cet enfantement douloureux ne l’empêcha pas d’atteindre par trois fois le sommet des charts américains dans des versions différentes (Gladys Knight, Marvin Gaye et Roger Troutman).

Le thème est banal à pleurer : une personne bien intentionnée vous a averti que celle que vous aimez a renoué avec quelqu’un et que cette anti-Pénélope s’apprête à vous lâcher. Dans un pari de la dernière chance, vous appelez pour dire à l’élue de votre cœur que vous avez appris la chose mais  que vous ne pouvez vous résoudre à cette fatalité.

Parmi les nombreuses interprétations, retenons-en subjectivement trois qui donnent à la chanson des accents très différents :

D’abord Marvin Gaye, le maître himself . Sur scène, comme ici à Montreux, il théâtralise à fond la situation. Au début, dialogue avec l’ami qui lui téléphone pendant que le groupe décline interminablement la ligne de basse. Malgré le contexte tragique, la prestation est saupoudrée de notes d’humour : il prend presque la pose du penseur de Rodin après la funeste annonce et plus loin, un musicien vient discrètement lui caresser le dos pour le consoler. Mais on reste surtout admiratif de la cohérence entre cette voix impeccable sans cesse modulée au gré des sentiments et la cohésion carrée des musiciens si typique des groupes RnB. Élégance de la voix et de la gestuelle : dans le genre, indépassable.

En 1970, Creedence Clearwater Revival, leader de la troisième génération du rock, cartonne et aligne les hits : l’inspiration de John Fogerty semble intarissable. Cosmo’s Factory est presque un album de best of . Le CCR, qui fait pourtant très peu de reprises, y insère étonnamment la chanson pour l’étirer pendant onze minutes, permettant à Fogerty et au batteur Doug Clifford de se défier alternativement pour relancer le rythme, créant des ruptures et une fausse simplicité sautillante et stimulante soulignée par les regards complices et les sourires des deux compères et du bassiste Stu Cook. La joie de vivre est telle qu’on en oublie pratiquement le texte et son funeste message de rupture annoncée. La présence des copains semble effacer le chagrin en cours de route. En outre, la voix rauque&roll de Fogerty rend le morceau plus rock, mais aussi le personnage de l’amoureux bientôt éconduit nettement moins éploré. Le chagrin n’aura pas sa peau.

Enfin pour terminer, la version sans doute la plus inattendue et sinistre de ce standard RnB : celle de Tuxedomoon. Introduction anormalement lente, accompagnement sombrement déstructuré, sons divers : une voix imitant une sonnerie de téléphone, des notes égrenées en pizzicato… Plus question de chant, le narrateur récite le texte, le joue sur le ton de la conversation téléphonique et c’est tout le tragique de la situation qui explose dans un crescendo ou culminent sanglots, supplications et reproches voilés sur fond de cordes de violon grinçantes. Chaque mot prend tout son sens, singulièrement la répétition hypnotique de « lose my mind ». Restitution de l’abandon qui rend fou, ou quand le terre s’effondre sous vos pieds.

Vous en voulez encore ? Redonnez une chance à ce pauvre Smokey Robinson ou allez voir, par exemple, du côté de l’improbable duo Amy Winehouse/Paul Weller, de la magnifique version a cappella de Marvin Gaye ou surtout, découvrez la petite merveille que constitue la version instrumentale de Bill Frisell.

De quoi se consoler des chagrins d’amour ?

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