Du 14 au 17 février, l’Atelier 210 proposait une première édition du Singulier festival des formes immersives et intimes. Un festival en phase de test, qui rassemble des projets scéniques questionnant le spectacle vivant. Focus sur une rencontre fugace et intense avec un réfugié dans As far as my fingertips take me .
« Révolutionner et renouveler les arts vivants », voilà le but que poursuit l’Atelier 210 en proposant le Singulier festival des formes immersives et intimes. Au centre de ses préoccupations : inclure le spectateur dans la représentation, en lui donnant une forme de pouvoir et de participation. Le festival souhaite ainsi repousser les limites du conventionnel au profit d’interactivité et de singularité.
Du 14 au 17 février, l’Atelier aura donc proposé sept formes innovantes de spectacles. Intense et inattendue, l’une devient un véritable coup de cœur. Proposé par Tania El Khoury et avec Basel Zaraa, As far as my fingertips take me mobilise nos sens pour nous plonger dans l’univers et le voyage d’un réfugié, loin des clichés d’un pathos à outrance.
Le dispositif est simple : un mur blanc sépare l’unique spectateur du performeur, Basel Zaraa, qui se veut presque comme un réfugié anonyme. Seul un trou circulaire permet le lien entre les deux individus. On nous demande de nous débarrasser de nos montres, bagues et bracelets à la main gauche, de redresser notre manche jusqu’à l’épaule, de passer une blouse blanche à l’allure de veste médicale dont la manche gauche a été découpée, et de s’asseoir à côté du mur, le coude gauche faisant face à l’orifice. Le spectateur choisit la langue dans laquelle il veut vivre l’expérience, pose le casque sur ses oreilles… et le voyage commence.
Car il s’agit d’un véritable voyage, qui combine trois narrations et temporalités différentes qui se nourrissent l’une l’autre. Durant les dix minutes que dureront la performance, le « spectateur » — appellation réductrice dans ce contexte, est transporté, ballotté, chamboulé, tant par les mots que par les sensations. Nos capacités d’écoute sont d’abord mobilisées par l’histoire qu’on nous raconte au creux des oreilles. La voix de l’homme nous livre des anecdotes sur sa vie, sa famille, son parcours vers l’Europe. Mais son récit est vite remplacé par une chanson , entre arabe et anglais. La traduction des paroles en français est imprimée sur le mur, face au spectateur. Mais elle est presque inutile, tant l’émotion qu’elle transmet est juste et forte. On nous parle de culture, de conflit, de fuite, de souvenirs, de recherche de paix, de bonheur et d’acceptation.
« We only want what everybody wants »
Dès les premières secondes du récit, la voix du réfugié nous propose de passer notre bras dans l’orifice prévu à cet effet, pour qu’il puisse aussi nous raconter son histoire autrement. La deuxième narration, par le toucher, débute alors. Avec effleurements et tapotages délicats, nous faisons connaissance avec des mains inconnues, qui semblent nous saluer, nous mettre en confiance. Ces mains, qu’on entr’aperçoit par moments par le trou dans le mur, se mettent ensuite à dessiner sur notre bras, à l’aide de feutres et de pochoirs. Les traits restent pourtant indistincts, et les gestes rapides deviennent une caresse qui accompagne le récit qui se déroule autour de nous. Ce contact sera bref : au bout de quelques minutes seulement le réfugié rejette doucement notre bras, et nous laisse seul, témoin d’une partie de sa vie, tandis que la musique continue de résonner dans nos oreilles. La profusion des détails sur notre peau et la beauté de la musique nous font pourtant volontairement ignorer ces dessins, qu’on préfère contempler tout son saoul une fois le casque redevenu silencieux.
Une troisième narration se produit alors, qui permet de se réapproprier ce qu’il vient de se passer. Nos yeux détaillent les silhouettes qui se multiplient sur notre bras, et ce bateau rempli de passagers au creux de notre paume, promesse d’avenir, de changement mais aussi de nouvelles galères. On re-parcourt ensuite les paroles de la chanson qui vient de se terminer, avide de n’en perdre aucune miette. Si l’action est répétitive pour Basel Zaraa, le moment et l’échange restent uniques, comme une rencontre fugace mais sincère. On chuchote alors tous les deux un bref « merci », avec l’envie de partager plus encore, de serrer une dernière fois ces mains bienveillantes. Mais la représentation est finie, et l’homme restera à jamais anonyme, même si son histoire résonne longtemps après en nous, et le transforme en plus qu’un inconnu.
« La transmission est une obsession permanente »
Dans un autre univers, You will be missed multiplie également les couches de narration afin de questionner l’appropriation d’objets rituels africains. Le spectacle propose neuf courtes interviews vidéo des propriétaires de ces objets, projetées simultanément sur neuf écrans en mosaïque. Le spectateur découvre ces histoires en choisissant librement un des casques qui divulguent les secrets de ces écrans. Les détenteurs racontent ainsi leur rapport à l’objet, sa signification, son origine et parcours et le lien que chacun entretient avec ces sujets chéris. En contrebas, sur un dixième écran excentré, le personnage de Lydia Richardson effectue en boucle une série de gestes tous les plus loufoques les uns que les autres avec une statuette africaine. Ces mises en scène absurdes et presque méprisantes proposent un contrepoint aux témoignages plein de dévotion des propriétaires d’objets culturels, et viennent questionner le rapport de l’homme face à ces objets antérieurement sacrés.
On retiendra aussi Les Falaises de V. , qui questionne le rapport au réel en flirtant avec les nouvelles technologies grâce à la réalité virtuelle, ou encore £ ¥ €$ (Lies) , sorte de métaphore de casino empreint de narration, proposant au spectateur de devenir agent en bourse. La représentation se voulant comme une vulgarisation immersive et expérimentatrice d’un krach boursier.
Par sa démarche de partage dans l’art vivant, grâce à son recours à l’intime et à l’immersion, Singulier festival met ainsi avant tout l’accent sur les ressentis. Les notions de choix, d’inclusion, d’implication du spectateur ne peuvent que décupler ses émotions. L’Atelier 210 creuse alors encore le sillon d’un théâtre qui implique, questionne et positionne.