critique &
création culturelle
Brigittines International
Festival (1) Entre Je et Nous

Cette année encore, le Brigittines International Festival a animé la dernière quinzaine aoutienne à Bruxelles. Ce festival offre l’occasion de découvrir le travail de compagnies de danse peu – voire pas – visibles sur les autres scènes bruxelloises durant les saisons théâtrales.

C’est par l’outrage asséné au banal, au confort des sens, à la beauté elle-même lorsqu’elle n’aspire qu’à dormir dans des draps propres que quelque chose tremble et vit.

Patrick Bonté, directeur artistique.

Tout un chacun aura pu choisir un spectacle unique ou se sera lancé dans une soirée composée. Les plus curieux auront prolongé l’expérience en participant aux rencontres organisées avec les artistes. Ces découvertes, déroutantes ou envoûtantes, auront révélé une certaine liberté de ton et de forme qui fait écho à la thématique de cette édition, « outrages et ravissements ».

Outre le fil rouge annoncé par Patrick Bonté, la question de l’individu et de son identité, conjuguée au féminin, masculin et pluriel semble se tisser à travers les différents spectacles du festival. Et, quand elle n’est pas au cœur même du processus, la question intrinsèque de la communauté – sa constitution, sa composition et la place de l’individu en son sein – émerge. Les nombreuses propositions de « petites » formes – soli, duo, trio – explorent les diverses dimensions du je comme le souligne le titre Je suis un autre de Catherine Gaudet. On devine encore cette quête de soi dans la pièce de la compagnie Mossoux-Bonté, Vice-Versa , où les gestes des deux danseuses sont décrits comme fusionnels .

D’autre part, les artistes puisent dans leur propre vécu pour nourrir leurs créations en solo, ce qui ramène à cette interrogation autour de la singularité. Dans le Rituel des fausses fleurs , Yasmine Hugonnet apparaît sur scène sans artifices, feignant d’ignorer toute dimension spectaculaire, pour y déposer des guirlandes de fleurs. Puis, dans une forme de rituel et par une mise à nu de l’être social, vêtue de ces guirlandes devenues costume, elle développe une danse dont chaque geste semble guidé par une écoute intime et sensible. L’organicité du mouvement emmène l’interprète dans un voyage introspectif. Bien qu’elle convoque des images référentielles telles que certaines pauses de Vaslav Nijinsky dans l’Après-Midi d’un faune ou encore les fleurs comme symbole de féminité, la danseuse-chorégraphe signe un solo personnel dévoilant une identité enfouie.

En regard de cette présence tout en retenue, c’est l’extraversion des personnages marginaux de Ciel élaborés par Volmir Cordeiro qui provoque le rire à la fois complice et gêné. Un corps et un visage, objets de métamorphoses en perpétuelle représentation, tendent ici finalement à disparaître. Cet être multiple, balloté d’une image à l’autre, joue avec les limites de la décence dans sa volonté de se montrer et de s’exposer.

Enfin, Véra Montero souhaite interroger « les interactions entre un corps qui se meut et une pensée qui s’énonce » dans On peut dire de Pierre . Cependant, la diffusion de l’enregistrement du cours de Gilles Deleuze évoquant les différents « genres de connaissance » interpelle également le spectateur sur la considération de l’autre comme individu. Le philosophe rappelle notamment que cet autre est entier. Il a des qualités et une pensée propre. Cette voix, au-delà de la rythmicité du discours qu’elle énonce, nous parle des « signes équivoques » et de notre rapport au monde.

En contrepoint, Christian Ubl propose une pièce de groupe. Avec Shake It Out , il détourne la démarche autobiographique en convoquant l’Europe autour de son questionnement identitaire. Sept interprètes danseurs et musiciens dissèquent ensemble les symboles de l’Union, les figures de pouvoir et les utopies communautaires. Dans le silence, la pièce s’ouvre sur un face à face entre un interprète et le public. Dès lors, le ton est annoncé quand celui-ci mange un à un des drapeaux européens – en commençant par celui de la Grèce – avec délectation d’abord, puis jusqu’à l’écœurement. Il est rejoint par les autres interprètes qui arborent comme lui une salopette tyrolienne traditionnelle. L’individu se fond dans le groupe, la communauté se construit dans une chorégraphie qui renvoie aux marches militaires. Telle une mécanique élaborée, l’ensemble fonctionne parfaitement. La construction est millimétrée tant dans l’espace que dans le rythme. Mais cette machine n’est-elle pas vouée à l’échec ? L’uniformisation peut-elle perdurer ? Le chaos de la deuxième partie du spectacle, en évoquant les tables rondes politiciennes grotesques et hypocrites, met à mal les notions d’entente et d’unité. Quand l’uniforme tombe, les masques également. En revenant à l’être humain, des individualités grimaçantes émergent. Pour finir, le groupe tente de se structurer à nouveau autour d’une figure mi-homme mi-totem, symbole d’un pouvoir central auquel tous peuvent enfin se référer. Du politique au festif, voire au tribal, le rituel est métamorphosé. Le folklore, ici hybride, est inspiré de danses traditionnelles de plusieurs pays. Il réunit le peuple. Aussi construite que l’unisson militaire qui a précédé, la chorégraphie frôle avec une transe qui réjouit autant qu’elle crée un malaise tant les individus semblent lutter avec leurs limites pour parvenir à rester dans le groupe. Si Christian Ubl se défend d’avoir fait une pièce politique, cette dimension est pourtant omniprésente. La chorégraphie interroge cette entité parfois abstraite à laquelle les citoyens européens sont censés appartenir.

Le festival, qui s’est achevé en grande pompe avec sa traditionnelle fête de clôture, a répondu à l’un des enjeux annoncés en invitant chacun à voir et entendre l’autre dans sa différence. Porter un regard neuf sur les singularités artistiques, humaines et philosophiques pourrait être cet ébranlement tant recherché, chaque fois que nous franchissons les portes d’un théâtre.