critique &
création culturelle
Une odyssée kafkaïenne

Dans Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu , joué dans le cadre du Festival de Liège, le NIMIS Groupe s’attelle à démonter un mur, pierre après pierre. Un mur fait de barbelés, de procédures administratives, et de décisions politiques. Lors d’une étape de travail, on s’emploie à construire une pièce, pas à pas, représentation après représentation, alors qu’ici tout est déconstruction.

Cet article avait été publié le 26 février 2015 lors du Festival de Liège. Le NIMIS groupe présente à nouveau Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu au Théâtre National jusqu’au 31 janvier 2016. Une série d’activités autour de la pièce sont organisées, et nous vous invitons à vous rendre au débat de ce samedi 30 janvier, « Les solidarités discrètes » , qui aura lieu de 16 à 18 heures au Théâtre National . Plus d’infos ici .

Le public est pleinement intégré à l’histoire à laquelle il assiste.

Dès l’entrée dans la salle, on est accueilli par des acteurs qui nous serrent la main. On comprend rapidement que le spectacle a déjà commencé. Une voix retentit, un texte s’affiche : en assistant à cette pièce, vous vous rendez complices d’un acte parfaitement illégal, il vous reste encore une chance de sortir. Vous avez quarante secondes. Le public rit, chacun se scrute, et observe l’autre, en se demandant si quelqu’un finira par sortir. Fin de l’ultimatum. Car ici, le public est mis à contribution, il est pleinement intégré à l’histoire à laquelle il assiste. Quitte à être les complices d’un crime, autant l’assumer jusqu’au bout.

À partir de ce moment-là, on va naviguer entre Kafka et les Douze Travaux d’Astérix : bienvenue dans les méandres froids de l’administration. Le projet a été monté par des acteurs de métier, et des amateurs, qui se révèlent en réalité des victimes et témoins directs des situations qui nous sont montrées. Les premiers jouent des scènes efficaces et délibérément drôles, tandis que les seconds content des moments percutants, et inconsciemment absurdes. Ces derniers sont des métonymies : ils catalysent en eux des milliers de gens. Ce qu’ils ont vécu, vivent, et sont condamnés à vivre, c’est le long, sanglant, décevant, bureaucratique, fatigant, répétitif, illogique, humiliant, administratif, mortel et bien réel chemin de l’immigration en Europe. Les instants qui alternent façonnent de terribles contrastes, à la fois pertinents et surprenants : on passe d’un moment comique à un témoignage douloureux.

Cette histoire est une fresque, construite selon le principe des ombres dans le tableau.

Entre-temps, on dézoome, on prend d’autres points de vue, plus éloignés : ceux des faits vus de l’extérieur, des lois, des dirigeants, de ce qu’on choisit de montrer au monde. Sans moralisation ni naïveté, on assiste à la construction d’une ambiance tragiquement drôle. Cette histoire est une fresque, construite selon le principe des ombres dans le tableau : la légèreté des instants absurdes et quasi caricaturaux sert de courte échelle à la profondeur des épisodes ridicules de vérité.

En donnant vie aux faits, en modélisant des lois, en traduisant humainement des chiffres et des décrets, les acteurs leur donnent une nouvelle dimension, tellement forte qu’elle peut en même temps provoquer le rire. Une décision politique, cela reste obscur, ennuyeux, et souvent cela passe inaperçu. Mais son application fait naître des contraintes tellement incroyables qu’on en vient à s’interroger sur sa réelle connexion au monde. Le ridicule d’une mesure sociale mal conçue ou d’une politique complètement illogique nous fait rire, ce n’est pas nouveau. Jusqu’à ce que la réalité des choses nous rattrape.

Le NIMIS Groupe a atteint un équilibre remarquable.

C’est dans ce climat d’humour et de prise de conscience que va baigner le spectateur. Il n’est pas question ici de « dédramatisation » : le rire est un dommage collatéral que les acteurs transforment en une force pour forger leurs propos, et donner de l’impulsion à ce qu’ils racontent. Cependant, il est impressionnant de noter qu’à aucun moment on n’en viendra à remettre en question l’authenticité de ce qu’on vient de voir.

Pour la troupe, il s’agit ici d’une étape de travail qui semble déjà très aboutie, et d’une remarquable pertinence. Le boulot accompli par les acteurs et les amateurs qui constituent le NIMIS Groupe1 a atteint un équilibre remarquable , qui évite les pièges faciles de la culpabilisation ou du message moralisateur. Le jeu et la mise en scène possèdent une puissance très forte, qui tire ses ressources du naturel et du vécu des situations présentées. On en vient à se demander qui joue et qui a vraiment vécu la situation : tout sonne vrai. C’est là une des grandes forces de ce spectacle : au milieu d’un univers dont le ridicule n’aurait rien à envier à la pire situation kafkaïenne, on y croit.

Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu

Conçu et mis en scène par le NIMIS Groupe
Jusqu’au 31 janvier au

  1. Le NIMIS Groupe est un collectif d’acteurs composé d’artistes issus de Belgique, de France, de Suède et de Suisse. Ils se sont rencontrés en 2009 lors d’un échange entre l’École du Théâtre national de Bretagne (Rennes) et l’École supérieure d’acteurs de Liège (ESACT). Depuis 2012, ils effectuent des recherches sur les politiques migratoires de l’Union européenne. Leur rencontre avec des demandeurs d’asile, en Belgique, a scellé leur détermination à créer un spectacle. Plus d’infos sur nimisgroupe