L’amour, la peur, la haine, le désespoir, l’angoisse, la colère, la passion : autant d’émotions que Georges Lini et son équipe ont réussi à transmettre sur scène. Sur base du très bon texte de Colleen Murphy, December Man nous emmène dans la tempête que traverse la famille Fournier depuis un fameux jour de décembre 1989.
L’action de December Man se déroule dans un contexte très particulier. Celui de la tuerie à l’École polytechnique de Montréal en 1989. Dès l’entrée dans la salle, un texte projeté sur un écran replace le cadre : « La tuerie de l’École polytechnique, à caractère misogyne, a lieu le 6 décembre 1989 à Montréal. Marc Lépine, âgé de vingt-cinq ans, a ouvert le feu sur vingt-huit personnes, tuant quatorze femmes et blessant quatorze personnes (dix femmes et quatre hommes), avant de se suicider. Ces crimes ont été perpétrés en moins de vingt minutes à l’aide d’une carabine obtenue légalement. Il s’agit de la tuerie en milieu scolaire la plus meurtrière de l’histoire du Canada. » Jean était un étudiant de l’École polytechnique. Paralysé par la peur, il a quitté les lieux dès qu’il en a eu l’occasion. Il aurait peut-être dû faire quelque chose. Il aurait peut-être dû faire demi-tour. Mais son corps ne répondait plus à son cerveau. Il est rentré chez lui sain et sauf mais depuis, elles ne le quittent plus.
Les filles, elles me suivent maman, elles me suivent.
Paradoxalement, la pièce débute en 1991, deux ans après les faits. Le récit se déroule ensuite à rebours pour revenir à cette journée du 6 décembre 1989. Cette subtilité narrative, superbement maniée par l’auteure Colleen Murphy (et par la traduction de Xavier Mailleux) met l’accent, dès le départ, sur la question du temps. Non, ça ne s’arrange pas toujours avec le temps. Non, on n’oublie pas forcément avec le temps…
Un petit salon modeste. Un couple qui s’apprête. Elle, une nouvelle robe verte. Lui, un beau costume. Elle l’aide à nouer sa cravate. Il l’étreint tendrement. « Ça va durer longtemps ? — Non, j’ai ouvert au maximum. »
La toute première scène de la pièce témoigne de ce rapport au temps et de cette vie à jamais marquée par la catastrophe. En 1991, les parents de Jean se suicident. Bien habillés et tendrement enlacés dans leur petit salon, ils attendent que le gaz les emporte. On remonte ensuite le temps, petit à petit, pour découvrir ce qui les a menés là. Comme le souligne le metteur en scène George Lini, « [le spectateur] ne se pose pas la question habituelle : “Que va-t-il se passer ?” Il le sait. Il se pose la question : “Pourquoi cela s’est-il passé ?” »
C’est donc là que commence l’exploration de December Man , au cœur du quotidien d’une famille touchée et même détruite par les « dommages collatéraux » de la catastrophe. Le spectateur est plongé, tout au long du spectacle, dans le salon d’une maison qui vit. Comme tout foyer, il a ses habitudes et ses ennuis : un père qui aime un peu trop le whisky ; une mère très croyante ; un projet universitaire que Jean doit terminer mais qui n’avance pas ; les discussions au sujet du sapin de Noël en décembre et de la climatisation en août, qui reviennent chaque année… L’écriture de Colleen Murphy mêle pertinemment le désespoir et les cauchemars à des situations plus drôles ou cocasses du quotidien familial. Elle reproduit la vie.
Mais quelle vie ?
Une vie qui a basculé à l’instant où un homme armé est entré à l’École polytechnique. Dans ce foyer, on cherche à comprendre, on cherche des explications mais aussi un moyen d’oublier, de se rassurer et, pour Jean, de surmonter sa culpabilité et ses cauchemars. Avec un tel texte, l’interprétation se doit d’être juste. Sophia Leboutte, Luc Van Grunderbeeck et Felix Vannoorenberghe relèvent le défi avec brio. Leur jeu est sans failles, tout au long de ce spectacle intense en émotions. Les trois personnages réagissent différemment à la situation et y survivent comme ils peuvent. L’atmosphère n’est cependant pas pesante d’un bout à l’autre du spectacle. Bien dosé entre humour et drame, le texte ne se résume pas à un apitoiement tire-larmes sur une famille brisée.
Le résultat est une pièce très sensorielle. L’écriture, la mise en scène et l’interprétation donnent un tout réaliste, qui cherche avant tout à comprendre et à faire ressentir. December Man , c’est une véritable tornade d’émotions dont on ne ressort pas tout à fait indemne.