critique &
création culturelle
Der Lauf
Une aventure oxymorique

Fin janvier, le Centre Culturel d’Uccle proposait Der Lauf , un spectacle de cirque de Guy Waerenburgh et Baptiste Bizien. Alors qu’un personnage au costume trois pièces et cravate rouge évite des bouteilles mais casse des assiettes, semble participer à un défilé mais tire sur le public, des expressions quelque peu oxymoriques nous viennent à l’esprit. Sommes-nous en train d’assister à un dîner ubuesquement guindé ?

Au milieu de la salle, une longue surface délimitée par des barrières aux cordes rouges sépare le public en deux. Celui-ci est assis tout le long de la scène, sur trois rangées de bancs en bois. À l’une des extrémités de l’espace longitudinal, un personnage élégamment vêtu nous attend sur une chaise. Renversé sur sa tête : un sceau. Il ne voit rien, et pourtant bientôt il se lève, marche quelques pas puis s’arrête. Soudain, plusieurs bouteilles en verre tombent autour de lui, l’évitant de justesse. Pas inquiété par cet épisode, il avance, encore, puis s’arrête, encore. Un dispositif menaçant et bruyant se rapproche alors lentement de lui, et s’immobilise juste avant de le toucher. Sur l’une des tiges souples du dispositif menaçant, il place alors une assiette, qu’il fait tourner. Lentement, sur une musique inquiétante, il répète l’opération. Très vite, la première assiette perd de la vitesse. Cette fois, c’en est trop : il faut le prévenir, lui dire que l’assiette va tomber. Et tout le monde de crier au personnage à la tête de sceau quelles tiges il doit faire tourner pour que les assiettes ne tombent pas. Parfois, on arrive à en sauver, finalement, elles finissent toutes écrasées au sol.

Un risque rassurant

Voilà seulement quelques instants que le spectacle a commencé, et le ton est bel et bien donné. Le suspense est insoutenable, les mains sont moites, la peur s’installe. Le personnage prend des risques, trop de risques. Cette tension monte encore d’un cran lorsqu’il entame un match d’équilibre avec un autre personnage à tête de sceau. Ils posent, chacun à leur tour, un verre ou une brique sur une table, elle-même accrochée à un fil et qui tourne. Le tout sans voir, et en portant des gants de boxe (sinon c’est trop facile). Les battements de cœur s’accélèrent dans la salle. Quelques instants plus tard, c’est avec une carabine à plomb qu’on le voit réapparaitre sur le plateau. Il essaye de viser les ballons dans le public, mais ne voyant rien, il vise parfois trop bas, vraiment trop bas !

C’est donc sous le signe du stress que le spectacle se déroule. Et pourtant, le but n’est pas ici d’éviter de rater : l’échec semble même être au cœur du spectacle. Les assiettes tombent immanquablement du dispositif menaçant, les verres et les briques s’écrasent à la fin du match d’équilibre. La démarche va même jusqu’à s’inverser lorsque l’on demande au public de lancer des balles en mousse, justement pour faire tomber les assiettes et verres positionnés sur les têtes de sceau. D’un coup, on ne craint plus qu’elles se brisent, on fait tout pour qu’elles le soient. D’ailleurs, ces sceaux ne servent-ils pas aussi de protection, de casque ? Et les gants de boxe ne permettent-il pas également de se protéger du verre brisé ?

Un chaos délicat

À première vue, les éléments apparaissant sur le plateau ne semblent pourtant pas présenter de risque. Il y a des jolies assiettes neuves, des verres immaculés et aux pieds fins, une vaisselle délicate. Qui plus est, les personnages à tête de sceau évitent des bouteilles de champagne et sont vêtus de manière élégante : costume trois pièces, cravate et souliers vernis. La scène elle-même et la musique font parfois penser à un défilé, à un red carpet ou à une entrée VIP. On a l’impression d’assister à une soirée guindée où tout a été étudié, millimétré, calculé à la minute près. D’ailleurs notre personnage suit au sol des marques très précises, un chemin tout tracé. Il doit être au bon endroit au bon moment pour ne pas se prendre des bouteilles en pleine tête, pour faire tourner ses assiettes, pour jouer son match d’équilibre, pour jongler avec des sceaux (ce qui, cela dit en passant, a dû être un travail colossal pour les artistes). Tout semble donc écrit.

Et pourtant, il est impossible de savoir quand et comment les assiettes casseront, combien de temps le public mettra pour toucher la vaisselle sur les têtes de sceau, quel spectateur tiendra un ballon… Une part de hasard est donc présente tout au long du spectacle. Du reste, la soirée guindée ne se passe pas réellement comme n’importe quel dîner huppé ordinaire. Les verres et assiettes cassés jonchent progressivement le sol et se mélangent bientôt aux balles et aux confettis. Certains matériaux, comme les briques et les sceaux, font davantage penser à un chantier qu’à une salle de bal ou de restaurant. Ce décalage entre une atmosphère étudiée et une atmosphère chaotique confère au spectacle une part d’absurdité, de ridicule. Se mêlent au sérieux, à l’ordre et au calcul, l’humour, le chaos et le hasard.

Une réunion solitaire

Cependant, le public semble parfois exclu de ces pérégrinations délicatement chaotiques. Des barrières rouges l’en séparent physiquement, et les têtes de sceau ne parlent ni ne voient les spectateurices. De plus, les personnages-sceaux ne semblent pas non plus entretenir entre eux des rapports particulièrement cordiaux, notamment lorsqu’ils se confrontent autour du match d’équilibre, métaphore, peut-être, de certaines conversions fragiles lors desquelles il faut constamment « prendre des gants »…

Mais ils interagissent tout de même ensemble, et c’est surtout avec le public qu’ils créent des liens, grâce notamment au dispositif bi-frontal qui l’intègre d’emblée dans le spectacle, ainsi que les bancs peu confortables qui invitent les spectateurices à se tenir dans une position active. Les personnages à tête de sceau nous remercient lorsqu’on les aide, et se moquent l’un de l’autre en nous prenant à partie. C’est également par la peur, par le suspense que le public est amené à participer au spectacle. C’est même parce que l’on voit et que les têtes à sceau ne voient pas, et parce que l’on s’identifie à eux que nous éprouvons de la peur. Cela fait écho à la célèbre discussion entre Truffaut et Hitchcock concernant le suspense au cinéma. Ce dernier évoquait, pour faire comprendre le terme, une situation dans laquelle une bombe est sous la table et dont seuls les spectateurs connaissent l’existence. Ici, la bombe n’est pas sous la table mais dessus, et prend la forme d’une pyramide de verre et de briques. Finalement, preuve de cette relation que les personnages s’attachent à entretenir avec nous, le spectacle se termine sur une pluie de cœurs dorés, dont seuls nous, public muni de lunettes adéquates, pouvons profiter.

Der lauf, c’est un vrai spectacle de cirque : risqué et stressant, mais qui décomplexe celui ou celle qui le regarde sur le fait de rater, de tomber, de casser. Un spectacle construit, calculé, réfléchi, mais qui laisse de la place au chaos, au chantier, au hasard. Un spectacle drôle, absurde, qui donne envie d’interagir avec la création et avec les autres. S’y joue comme une forme de risque rassurant, de chaos délicat, de réunion solitaire… bref, une série d’aventures oxymoriques !

Der Lauf

Porteur de projet et jongleur Guy Waerenburgh

Jongleur et régisseur plateau Baptiste Bizien

Regisseur Baptiste Bizien

Lumière Julien Lanaud

Centre Culturel d’Uccle