critique &
création culturelle
Deux cœurs
en manque d’eux-mêmes

Avec Lisbeths , c’est un véritable bijou d’intimité que nous présente le duo complice Georges Lini et Isabelle Defossé. Attachant et efficace, il nous emmène dans les mécanismes obscurs du couple amoureux. Un spectacle confidentiel dont l’écriture, entre euphorie et détresse, est d’une poésie délicieusement énigmatique.

À la terrasse d’un café à Tours, Lisbeth et Pietr tombent amoureux. Ce n’était pas prévu. Elle n’était pas prête, sa rupture avec son mari est encore toute fraîche, Carol, son garçon, encore jeune. Pietr a ses habitudes de célibataire de quarante ans et il est représentant commercial. C’est un métier peu compatible avec une vie de couple car on n’est jamais à la maison. Mais ils se plaisent, ils se manquent, et le lendemain commence leur histoire d’amour aux quatre coins de la France. D’hôtel mal éclairé en hôtel mal éclairé, ils se racontent et font rapidement des projets de vie. Cette rencontre apparaît comme un miracle tant elle est fulgurante, grisante et tellement réjouissante !

Rapidement, ils décident de se rejoindre à La Rochelle et d’y faire un enfant, dans une chambre face à l’océan. Lisbeth est partie avant lui, à l’heure où les magasins sont encore ouverts, « ça lui donne l’impression que tout le monde est dehors pour célébrer son arrivée ». Elle attend Pietr sur le quai de la gare ; il la voit qui vient vers lui. Mais ce n’est plus Lisbeth. Ou plutôt si, mais une autre Lisbeth. C’est encore son baiser qu’elle lui donne, mais ce ne sont plus ses lèvres qui l’embrassent ; il reconnaît sa caresse, mais ce n’est plus sa main qui lui effleure la joue. Pietr a devant lui une inconnue .

Sous les dehors d’une histoire d’amour classique, Lisbeths raconte celle de deux âmes seules et désorientées qui se rencontrent. Pietr et Lisbeth partagent la même envie d’atteindre un amour idéal, absolu. Inconsciemment, ils voient en l’autre le moyen d’y parvenir. Ils cherchent en l’autre la complétude qui semble manquer à tous les infortunés autour d’eux. De l’unijambiste dans la chambre du dessus aux manchots à la table du fond en passant par le corbeau à l’aile cassée ou encore l’enfant muet, tous sont les signes qui devraient les avertir que quelque chose ne tourne pas rond chez eux non plus.

Même le signe ultime, qui va jusqu’à marquer la chair de Pietr, passe inaperçu. C’est ce manque, ce vide intrinsèque à l’Homme, qui est central dans la très poétique pièce écrite par Fabrice Melquiot. Les deux protagonistes cherchent à le combler désespérément par l’amour, par le sexe, par la venue d’un enfant. Ces quadragénaires ne sont pas pour autant matures : trop fusionnels, trop euphoriques, ils ne prêtent pas attention au danger dans lequel ils se jettent en se berçant de l’illusion qu’ils s’aiment et sont heureux. « C’est la chose la plus dangereuse du monde, un cœur qui bat », dira Pietr au terme de ce douloureux parcours avec Lisbeth.

Elle est enchanteresse, cette inquiétante étrangeté qui s’empare du plateau et de la vie du couple. Elle consiste en cette multiplicité des « signes » du manque et de l’absence. La mémoire qui s’effrite, l’enfant qui disparaît, l’insatiable soif de Lisbeth pour le lait – absence de couleur – sont autant d’alertes qui semblent venues d’un cosmos cabalistique ou d’un subconscient musclé mais impuissant face à l’aveuglement du jeune couple. Jusqu’au jour où Pietr descend du train, point de brisure. Il découvre une autre Lisbeth, un double de son aimée. Au lieu d’y voir un amour redoublé, c’est l’absence de la première Lisbeth qui se fait ressentir. Après qu’on lui a arraché un doigt, c’est un morceau de son cœur qui s’échappe, lorsqu’il se rend compte que l’amour, jusqu’ici, était illusion. Rien ne sera plus pareil. La conscience du manque a surgi en lui ; l’utopie de la plénitude prend la fuite. Et Lisbeth aussi .

Si la vie peut rendre fou quand on la prend trop à bras le corps, au point de simuler pour embrasser au mieux nos idéaux, c’est l’équilibre psychique qui risque d’en encaisser les coups. Et malgré les éclats de rires de la lumineuse Isabelle Defossé et les mimiques tendres de Georges Lini, tous les deux brillants tant dans l’euphorie que dans la détresse, l’amour reste dangereux. Pour cela, le spectacle vaut le détour. Un texte et un jeu qui sèment le trouble et l’ambiguïté, et qui flirtent avec le fantastique. Un véritable bijou d’intimité.

Même rédacteur·ice :

Lisbeths
De Fabrice Melquiot
Mise en scène : Georges Lini
Avec Isabelle Defossé et Georges Lini
Vue le 22 octobre 2015 au Théâtre royal de Namur