critique &
création culturelle
Entre tigre et fantôme
Répéter les répétitions

© Jannis Mattar

« WAS (temps) macht denn Kreon mit unseren Beiden Brüdern? » Antigone s’époumone : Que fait donc Créon avec nos deux frères ? Les portes du palais sont plantées là. Ismène a arrêté de rire, elle fixe sa sœur. Il honore l’un d’une digne tombe tandis qu’il proscrit l’autre, honteusement . STOP. Le travail théâtral se constitue d’interruptions et de répétitions. Le rythme doit être plus précis : courir – s’arrêter – parler. On recommence au début de la scène. Traverser le plateau à grands pas, monter sur les promontoires et passer derrière un des hauts rideaux de tulle. TOUT LE MONDE EN PLACE ? ON Y VA. La sororité s’inscrit dans la répétition : éclats de rire des deux sœurs, un échange de regards, une partie de cache-cache en traversant les portes les unes après les autres. Rires. „WAS (temps) macht denn Kreon mit unseren Beiden Brüdern?“ On avance dans la scène. Les portes, incarnées par mes partenaires de jeux, se dissolvent dans l’espace et vont se placer plus loin, déplaçant l’attention sur Antigone et Ismène. STOP. Quelques retours sur le rythme, les déplacements.
ON RECOMMENCE.

© Jannis Mattar

La scène se déroule en soirée à Saint Vith, alors que nous sommes déjà bien avancés dans les répétitions des Trois vies d’Antigone de Slavoj Žižek, mise en scène par Felix Ensslin. Je suis l’une des dix comédiennes.ens sur le plateau et joue la plus sophocléenne des trois Antigone de la pièce. Dans la pratique de ce métier, il est ardu de parler de quotidien. Tout particulièrement dans la compagnie avec laquelle je travaille : l’AGORA Theater1 organise les répétitions en blocs d’une semaine par mois durant huit mois. C’est toutefois un phénomène qui se vérifie presque à tous les coups – la vie des artistes de la scène s’articule autour de périodes (très) denses puis de creux. La constance est à trouver ailleurs que dans la régularité des allants2 . Sur quoi pourrais-je alors bien écrire, s’il s’agissait de conjuguer une critique du quotidien, un quotidien de la critique, et le théâtre et sa pratique ?

© Jannis Mattar

Antigone est une des pièces qui a été le plus jouée dans l’histoire du théâtre. Les mots de Sophocle ont été répétés, traduits, adaptés (plus ou moins radicalement) depuis plus de deux millénaires, avant que notre ensemble s’en saisisse à nouveau. Déclarer que pour cette raison, Antigone fait partie du quotidien des occidentaux serait opérer un court-circuit dans la pensée. Toutefois, il est une donnée qui lie la pratique théâtrale à la vie quotidienne : je veux parler de la répétition.

© Jannis Mattar

Exécutons un saut vers une autre discipline, celle de l’histoire ou plus précisément de son écriture, et attardons-nous sur la place de la répétition dans le concept de quotidien. Selon Alf Lüdtke, celui-ci se concrétise, se matérialise à travers la répétition des gestes que posent ses acteurs. Sa substance propre est faite de répétitions. La question de la place que le quotidien devrait occuper dans l’histoire est devenue brûlante à partir des années 1970 : les gestes des petites gens méritent-ils d’être au centre de l’attention des historiens, au même titre que les batailles et les découvertes ? Les affects s’enflamment autour de la question alors que les radios jouent en boucle « I Want You Back » des Jackson 5. Cela dit, l’idée selon laquelle les gestes du quotidiens ont une influence sur le cours de l’histoire remonte à une période plus ancienne. En 1890, Friedrich Engels écrit dans une correspondance à un ami : « Selon la vision matérialiste de l’Histoire, l’ultime moment déterminant de l’histoire est la production et la reproduction de la vie réelle. » La reproduction dont parle Engels met en exergue le potentiel impactant des gestes quotidiens, il suggère leur capacité à opérer du changement, à l’accomplir, à l’ancrer. Paradoxe : comment quelque chose qui se répète peut-il rendre possible autre chose ?

© Jannis Mattar

La répétition de gestes au quotidien n’est pas à envisager comme une infinie reproduction de l’identique, mais comme la forme dynamique d’une pratique sociale. Les acteurs du quotidien adoptent dès lors à la fois un être-objet et un être-sujet. Paradoxalement, la répétition porte en elle la possibilité du déplacement, soit de la rupture avec un cycle de reproduction d’un même système. C’est à la frontière entre la fonction d’objet et celle de sujet que s’ouvre un espace indéterminé. « Comme si c'était seulement "au-delà de la répétition" que l'on arrivait à la quintessence même de la répétition, c'est-à-dire à la répétition qui se répète (et donc se différencie)3 ) . »

© Jannis Mattar

La reproduction et le changement dans l’histoire concernent la vie quotidienne, voilà qui est clair comme de l’eau de roche. Ils concernent aussi une autre dimension de l’histoire. En effet, les « événements de la grande histoire » semblent eux aussi sujets à la répétition4 . Faut-il y lire le signe d’un échec, décrivant pathétiquement l’incapacité de l’humain à sortir de ses schémas pré-écrits ? Ou est-ce la résurgence des intensités d’antan qui reviennent d’entre les morts ? Fantôme ou tigre ? D’ailleurs, ne dit-on pas que l’histoire bégaie mais qu’elle ne se répète pas ?

© Jannis Mattar

Retour à la scène de départ. Les répétitions de théâtre désignent le processus de travail de création dans son ensemble. Du moins dans le lexique de la langue française. En allemand et en anglais, le chantier théâtral se traduit par Probe et rehearsal , tandis que la répétition entendu comme retour d’un même fait se dit Wiederholung et repetition . Lors d’une Probe , les Wiederholungen quotidiennes sont mises en suspens, dans la mesure où ses gestes habituels sont remplacés par d’autres. Il s’agit alors, du moins dans la pratique théâtrale dont je fais l’expérience, de poser un regard sur ses gestes et ceux des autres. Non pas un regard qui jugerait du succès ou de l’échec d’une action, mais un regard qui exigerait à chaque instant de prendre une décision quant au rapport entre son corps et l’espace. Dans Les trois vies d’Antigone , le plateau est dégagé. Seuls quelques promontoires délimitent un centre libre – de hauts tulles dessinent le fond de la scène. Les corps des dix acteurs, en permanence sur le plateau, constituent une scénographie sans cesse en mouvement. En outre du mouvement/immobilité, la voix – sa qualité et son volume – est concernée par la même discipline. Elle viendra heurter ou effleurer, rencontrer ou arrêter les figures qui partagent avec elle le plateau.

Ismène et Antigone se séparent. Elles viennent d’acter une différence qui continuera de les occuper tout au long de la pièce. Lentement, Créon et Antigone se font face, ils se toisent. Lentement, Créon s’empare de l’espace, il considère les autres sans quitter Antigone des yeux. Elle s’écarte, donne lieu à une distance entre elle et son oncle. Il la quitte du regard, hautement conscient de sa présence qui continue de s’affirmer en marge. « ICH habe den Thron und alle königliche Macht (...) » Je possède le trône et tous les pouvoirs royaux. Ses mots percutent l’attention d’Antigone, constante, renouvelée. STOP. Retours sur la nécessité de la permanente prise de décision de chaque acteur : qu’est-ce qu’il fait là ; quel est son rapport à la scène dont il est le premier spectateur, dans chacun de ses détails. ON REPREND.

Alors que l’on refait la scène, la recherche se poursuit. Il ne s’agit ni seulement de savoir anticiper le moment qui vient, ni d’être uniquement en réaction avec ce qui vient de se passer. C’est bien des deux, dont il est question. Être prêt à faire face au moment, ou pour le dire négativement, ne pas courir après ses mouvements et répliques, et répondre à ce qui vient d’avoir lieu, sans suivre un pattern déjà préétabli. La répétition est le travail du jeu qui se déploie et continue à se mettre en danger.

© Jannis Mattar

Ce n’est toutefois pas l’attribut du seul processus de création. Une fois que la pièce est montrée pour la première à un public, elle est destinée à être jouée et rejouée. Cinq, dix, cinquante, cent fois. Je ne distingue les répétitions qui précèdent la première de celles qui la suivront qu’à un seul endroit : celui d’une connaissance de la pièce et de ses partenaires qui s’aiguise sans cesse. La substance de cette répétition reste cependant la même ; la recherche de cet endroit entre anticipation et réaction continue à se jouer à chaque représentation.

© Jannis Mattar

L’exactement identique n’existe pas. À partir de cette déclaration, la répétition ou reproduction ne peut être envisagée que dans la mesure où elle porterait en elles les traces, prémices, possibles d’un mouvement. Sur ces entrefaites, le paradoxe qui unit répétition et changement se dissout – sucre dans un café chaud. Entre conservation et renouvellement, ce qui se répète ouvre un troisième espace encore indéterminé.

Les trois vies d’Antigone
De Slavoj Žižek

Mise en scène : Felix Ensslin

Jeu : Karen Bentfeld, Galia De Backer, Roger Hilgers, Line Lerho, Ania Michaelis, Ninon Perez, Daniela Scheuren, Anna Robic, Matthias Weiland, Nikita Zolotar

Première germanophone : le 16 / 17 / 18 janvier 2020, Triangel St. Vith